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changement au long des heures que sa montée, son progrès, et puis son long déclin oblique, son éclipse, et, enfin, les grandes solennités du crépuscule.

D’une telle journée, qui semble un intervalle de lumière et de paix dans le courant ordinaire de la vie, le premier moment, celui du départ, dans les silences du petit matin, c’est peut-être ce qui laisse le souvenir le plus profond. Je ne sais pas d’aspect plus mystérieux de la mer que celui de cette heure-là, quand elle sort de la nuit, et que le soleil ne l’a pas touchée encore. Qu’y a-t-il en elle, alors, qui la fait apparaître si éternelle et si pure ? Nulle prunelle grise ou bleue qui donne à ce point le sentiment de la virginité dormante. Froide virginité, ancienne comme le monde, et qui survivra à toute vie.


Hier, elle était d’abord toute voilée de brume, comme souvent par ces trop beaux jours, à l’heure où l’aube vient couler dans la nuit. Plus de côtes, rien de visible ; pas un bruit, pas un frisson d’eau. La mer, alors, n’est plus que fumée sous des fumées, et l’on dirait chaque fois que cela est pour toujours, cet évanouissement du monde, et qu’il ne se réveillera pas.

Le marin, Jean-Marie, était venu me prendre à la cale. Nous devions aller ramasser des casiers, et puis courir le maquereau, du côté de l’Ile aux Moutons. Pas dans notre bateau : avec des amis à lui, à qui il « donne la main » depuis huit jours, pour remplacer un « collègue » malade. À l’aveuglette, dans la plate, il m’a conduit à bord, de l’autre côté de la rivière. Cinq minutes après, les bateaux voisins s’ébauchaient, et puis la côte prochaine : exactement une image photographique qui commence à se révéler.

Quatre heures et demie. L’étale de marée basse. Peut-être déjà commencement de flot. Nous étions en avance. Rien à faire qu’à regarder le paysage familier se reformer encore une fois, après la longue et froide lustration de la nuit. Minutes singulières, insolites, qui semblent hors du courant de la vie. Rien de changé ; chaque chose est à sa place. Voici le creux du port sous les ramures des grands arbres, voici les rochers, la petite chapelle, la rude cale qui finit en goémons glissants. Voici les vieux bateaux de pêche à leurs corps morts. Voici le thonnier qui est entré hier soir avec le flot. Chaque chose est à sa place, et, pourtant, rien ne semble tout à fait réel. C’est l’instant ambigu,