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sans oublier que le jeune homme qui est tombé en Argonne avait reçu tout à la fois des conseils de force, de droiture et d’ironie ; c’est assez pour ennoblir un mot. Dans un des contes qu’il a écrits, pendant que nos soldats se battaient, « sous leur dictée, » M. Pierre Mille montre un Adolfus Merl, prisonnier badois, qui, le jour de Noël, reçoit une lettre de sa Luisa, et s’attendrit et ne le cache pas : « Les Français mettent un point d’honneur à dissimuler leurs sentiments profonds ; les Allemands, à les manifester… » Ailleurs, il note « cet héroïsme de chez nous, qui n’oublie jamais, et même dans les plus cruelles circonstances, le mot ironique et vaillant, cette habitude particulière à notre race, qui est très pudique et sentimentale et ne veut pas l’avouer. » L’ironie est une sorte de pudeur qui préserve les sincérités les plus délicates ; elle est aussi une sorte de courage. Elle est une façon de plaisanter qui élude l’occasion des larmes. Et elle peut avoir de la brusquerie ; mais elle n’a pas de brutalité.

Ce qui rend le plus charmante l’ironie de M. Pierre Mille est qu’elle dissimule, et pourtant laisse voir, une sensibilité merveilleusement fine et vite alarmée, cette inquiétude qui n’est que tendresse et pitié.

Son œuvre, qui a souvent une allure assez gaillarde, frémit sans cesse ; et il faudrait l’avoir lue sans amitié pour n’y point deviner ce qu’elle avoue intimement et à demi-mot, cette mélancolie contre laquelle lutte et réagit l’indispensable gaieté.

Voici le monde, la terre vaste et ses habitants divers, universellement déraisonnables et analogues par la déraison. Les sauvages africains ont de la ressemblance avec certains sauvages de notre société civilisée. La naïveté compliquée des enfants est d’une telle qualité qu’à les regarder vivre vous croiriez « explorer un grand pays sauvage et frais. » En outre, ce monde est si vieux qu’après l’avoir visité vous dites : « Il n’y a plus au monde que le passé ! » Ce monde est baroque ; il est absurde ; il est amusant et il souffre.

En tête de l’un des livres de M. Pierre Mille, En croupe de Bellone, il y a un portrait de l’auteur. Les yeux rient comme des lèvres et, à l’extrémité des paupières, à leur commissure, des plis remontent qui donnent à la physionomie une étrange gaieté. Le sourire des lèvres est plus incertain : l’on n’est pas sûr que ce soit un sourire ; et la tension des joues, que marque un rude accent des muscles, fait penser que la bouche se serre afin de ne pas frissonner et trahir un émoi trop vif et tout proche des larmes.


ANDRE BEAUNIER.