son pays, il a senti l’étrangeté d’un être parmi ceux qui ont le mieux l’air de mériter le nom de ses semblables. M. Pierre Mille, qui est un peu l’élève de son Barnavaux et qui lui doit une part de sa philosophie, — mais Barnavaux lui doit l’existence, — M. Pierre Mille, au retour de ses longs voyages, a peint de la même façon la polémique des races et le malentendu, presque toujours cruel et ridicule aussi, des âmes que l’amitié ou l’amour ne dispensent pas d’être ignorantes les unes des autres.
Ce malentendu est analysé avec beaucoup d’art et une tendre justesse dans La passion d’Amanda Maugin le deuxième des contes qu’il a récemment réunis sous le titre de Trois femmes. Cette Amanda Mangin est une jeune fille pauvre. Elle essaye de gagner sa vie en faisant, à la Bibliothèque nationale, des copies ou des traductions pour les érudits opulents, et elle s’est éprise de l’un de ses clients, qui s’appelle André Snyder, et qui n’a point de méchanceté ni de perversité. Il ne l’aime point, à vrai dire ; mais il est curieux d’elle. Amanda, ce qu’elle donnerait et ce qu’elle donne sans qu’il songe à s’en apercevoir, c’est tout un immense amour. Il aurait pitié d’elle : et elle ne veut pas de pitié. Elle disparaît. Elle va s’établir à Cambridge. Et des années passent. Avant de partir, elle n’a pas revu André. Elle lui a écrit et l’a prié de l’oublier, de se marier : puis, quand il aurait une fille, ne voudrait-il, en souvenir d’elle et bien qu’elle ne demande que l’oubli, appeler cette petite enfant Amy, comme on l’appelait dans sa petite enfance ? Vient la guerre, dix ans plus tard. André est tué. Elle l’apprend. Elle ne pleure pas : depuis longtemps, pour elle, André est dans l’éternité. Elle s’informe : André laissait une veuve et deux filles ; aucune de ses filles ne s’appelait Amy. Elle dit : « C’est dommage ! » Tout ce qu’elle a d’économies, elle l’emploie à des achats de bijoux et de bonbons qu’elle envoie aux deux filles d’André, lesquelles ni leur mère ne savent que ces cadeaux sont d’elle et ne savent qu’elle existe. On lui reproche tant de libéralités qui l’appauvrissent. Elle sourit : « Je n’ai besoin de rien, » dit-elle. Et elle meurt, quelques mois après : dans le silence de ses derniers jours, elle disait seulement : « C’est bien ! C’est très bien, ainsi ! » On la trouvait singulière ; on ne comprenait pas, tout en l’aimant, qu’elle avait été malheureuse et qu’elle était morte de sa singularité.
Les peuples entre eux et les races, les amants et leurs maîtresses, les maris et leurs femmes, sont ennemis involontaires, à force d’étrangeté. Ce qui les sépare est l’ignorance où ils sont les uns des