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frontières naturelles ne sont point le système politique d’une série de princes, d’une lignée de ministres, d’un groupe d’hommes d’Etat, mais la politique d’un peuple qui, lorsque ses chefs ont fait mine de l’abandonner, les a, sans hésiter, tôt ou tard écartés.

Que sur d’autres terrains que le politique ou le militaire, dans les manifestations de l’esprit et de l’art, le Français se soit révélé l’artisan de sa grandeur, telle chose est plus facile encore à établir. Que la protection d’un prince ait pu encourager le développement de la pensée et faciliter la manifestation des talents, il serait téméraire de le nier ; il serait plus téméraire encore d’affirmer que Louis XIV a fait son siècle et que sans lui ni Racine, ni Bossuet, ni Lebrun, ni Poussin n’eussent existé. La magnifique production littéraire et artistique du moyen âge est anonyme et collective : pendant des siècles, en des chantiers fourmillants d’ouvriers, s’est édifié ce que les peuples voisins, quand ils y vinrent, appelaient l’opus francigenum, l’œuvre à la française ; les cathédrales, les chapelles, les palais en sont issus ; des architectes anonymes ont passé, trois cents ans, à d’anonymes architectes ce flambeau, qu’alimentait la foi des foules, génératrice d’un art magnifique.

Cependant une littérature épique, — sans pareille, — se développait, née des entrailles mêmes du pays, des chaumières, des couvents, des châteaux, tandis que l’Université de Paris, « maîtresse des sentences, » brillait au-dessus de la Chrétienté, autre entreprise collective et anonyme dont les artisans, — professeurs et recteurs, — sortaient tous des couches profondes de la Nation. Lorsque l’esprit français, après s’être replongé dans les flots de la culture antique, brille d’un nouvel éclat, un Corneille, un Pascal, un Descartes et, après eux, tant de grands hommes n’attendent point la faveur du prince pour travailler à notre grandeur. Si, après 1789, la littérature semble subir quelque défaillance momentanée, un Napoléon, tout prêt à « faire prince un Corneille, » ne saurait le ressusciter. En somme, il n’est rien de moins aristocratique et je dirai de moins autocratique que l’histoire de France : la masse, sur tous les terrains, a enfanté ses fastes. Et c’est pourquoi c’est la Nation qu’il importe, — plus que jamais aujourd’hui, — de regarder naître, grandir, évoluer, agir, réagir, jeter ses héros à la bataille, pousser ses enfants aux conseils, nourrir ses artistes de sa moelle,