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à ce « bœuf de public, » à ce « crétin de public, » ou bien à de malheureux critiques, qui se transforment aussitôt en « ignobles coquins, » en un tas de « vermine, » ou en collection d’ « infusoires. » Les anciens eux-mêmes n’échappent pas à ces diatribes, témoin ses apostrophes contre ce « sophiste » d’Euripide, — une des bêtes noires de l’auteur qui détestait en lui « une véritable diarrhée de l’imagination et une dysenterie de subtilités et de rhétorique. »

Il ne pardonne pas à Virgile d’avoir été le poète-lauréat du plus détestable des Césars ; et son mépris d’Horace était le seul goût qu’il se reconnût en commun avec Byron, qu’il exècre par ailleurs, comme Flaubert abomine Musset et Lamartine. Mais c’est surtout1 lorsqu’on touche à quelqu’un de ses dieux, lorsqu’il entend calomnier Edgar Poë ou Savage Landor, ou bien si on l’attaque dans ses opinions sur Shakspeare, qu’il faut voir éclater sa violence. Tout ce qu’il avait dans les veines du sang d’ « Hotspur et de Bussy d’Amboise » se mettait à bouillir. Et malheur, dans ces moments-là, à qui recevait les coups ! Car il ne les ménageait pas. Furnivall en fit l’expérience. A propos de l’authenticité de Titus Andronicus, il s’émut entre le poète et lui une querelle épouvantable. Ce fut un beau duel, une guerre de philologues, une guerre de Troie : elle dura neuf ans ! Il y eut des échanges d’insultes homériques, « des massacres, des carnages dignes de la Saga islandaise. »

Ce qu’il y a de curieux, c’est que ces grandes passions ne naissent guère qu’à propos d’affaires littéraires : et c’est un trait de plus par où elles rappellent la correspondance de Flaubert. Il est clair que pour Swinburne, la seule réalité fut de très bonne heure la chose écrite, le monde de l’imagination et de la poésie. Ainsi en fut-il pour lui depuis l’âge de douze ans, lorsque le collégien se plongeait avec délices dans la bibliothèque de son grand-père lord Ashburnam, y découvrait le théâtre de Marlowe et de Shakspeare, s’enivrait d’Arioste, de Notre-Dame de Paris et des drames de Victor Hugo. Toute son existence n’est guère depuis lors qu’une espèce d’hallucination littéraire. On croit voir une sorte de don Quichotte, pour qui les romans de Dickens et de Balzac tiennent lieu de nouvelles et de journaux et remplacent toute expérience réelle de la vie. Je crois qu’il n’a jamais senti, jamais aperçu l’univers qu’à travers la littérature. Aurait-il jamais fait ses poèmes politiques, si Victor Hugo