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distinguée une influence purifiante. Elle empêcha sans doute le poète de déchoir, lui fit honte de ses excès, le sauva de la bohème.

Ici, nous sommes un peu réduits aux conjectures. Nous surprenons bien çà et là quelques allusions de Swinburne à d’anciennes lettres compromettantes, à des « gamineries » et « folies regrettables, » écrites dans des moments « de fantaisie burlesque » et de « verve rabelaisienne, » mais qui ne tirent pas à conséquence « en petit comité, » entre amis qui ont le mot pour rire et qui « entendent la plaisanterie. » Il parait que ces dangereux papiers ont circulé indiscrètement hors du cercle des initiés. Mais on ne nous donne qu’une correspondance expurgée, réduite aux personnages avouables et aux membres de la Chambre des Lords ; ce n’est pas à ce livre qu’il faudra demander l’histoire du cœur du poète et de sa vie sentimentale. N’essayons donc pas de savoir quelles sont les « inconnues » des Poèmes et Ballades, la coquette Félise, ni l’impériale Faustine, ni l’ambiguë Fragoletta, ni l’enfant dont le poète voulut faire sa femme et dont le refus inspira la sublime Ode au Temps, ni la maîtresse dont les baisers « n’avaient plus aujourd’hui le goût de ceux d’hier, » et qu’évoque la pièce cruelle intitulée : Séparation.

A la vérité, on soupçonne que nous perdons peu à cette ignorance. Je ne vois pas dans la vie de Swinburne une Laure ou une Elvire. On ne devine que trop à quelles sources affreuses le magicien demandait l’excitation de sa sensibilité. Vais-je attacher trop d’importance à des « enfantillages ? » Mais pourquoi, dans ses lettres, tant parler de Justine et du marquis de Sade ? Faisons la part de la jactance et du mauvais goût juvéniles. Il reste que tout cela est assez inquiétant. On se rappelle l’impression que Swinburne fît à Maupassant, qui le rencontra à Etretat en 1869. Ce petit être frénétique, agité, gracieux, surnaturel, extravagant, avec son ardente crinière rousse, tant de fois prise pour modèle par Dante Rossetti, — un paquet de nerfs surmonté par un paquet de flammes, — cause visiblement à l’écrivain français une sensation de malaise. Il avait déjà (à vingt-huit ans) des crises d’épilepsie. Le poète habitait chez son ami Powell. Il y avait sur les tables des bibelots macabres, la main d’un parricide ; un macaque, au milieu de ce capharnaüm, faisait des cabrioles. Les deux Anglais firent goûter à leur hôte du rôti de singe. On imagine ce que