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c’est la tendance, la direction de l’effort, qui nous intéresse ici, car l’une des deux grandes idées de la culture qui a régné en Angleterre, l’individualiste, s’y manifeste. L’effort doit porter d’abord sur nous-mêmes, pour nous soumettre à nous-mêmes. Se dominer, se diriger, être un homme, maître et responsable de soi, « capitaine de son âme[1], » dont on ne doit compte qu’à Dieu, c’est le premier commandement de l’Ecole et de l’Eglise, et la liturgie officielle en donne la formule, qui revient, plus solennelle encore, à la cérémonie du Sacre pour s’adresser au Souverain : « Be strong and play the man ! » Et, sans doute, au sens profond où on la prend, elle est d’origine religieuse, protestante. Autonomie de chaque conscience, que nul rite, nul intermédiaire n’exempte du fardeau mortel de ses péchés, mais seulement la volonté continue, efficace, de discipline et de réforme intérieures. Devoir pour chacune de se garder, de se maintenir jalousement contre toute intrusion possible, car rien ne la décharge du soin de se conduire. Ainsi la règle puritaine a rejeté l’homme sur soi en l’isolant devant Dieu, et l’idée politique de self-government s’est trouvée renforcée d’une idée religieuse. Tel est le principe moral de cet individualisme par quoi l’on croyait jadis définir tout le caractère anglais, et qui n’en est que le dessous.

Car ce n’est pas tout de se commander. Que faut-il se commander ? Cet homme fort qui vient de nous être décrit, cet homme véritable, qui possède le monde parce qu’il se possède lui-même, à quoi va-t-il appliquer sa force ? Pour comprendre la rigoureuse signification sociale de la foi que professe le poète anglais, il faudrait l’éclairer d’un contraste et se rappeler quelles autres formes de l’idéal ont conçues, en d’autres littératures, des maîtres dont le règne s’est prolongé durant des générations. C’est d’un tel contraste que s’étonnait Taine, quand il comparait, vers 1860, Tennyson et Alfred de Musset, en général les poètes et romanciers modernes de l’Angleterre à leurs contemporains français, — à ceux-là mêmes dont il avait le mieux aimé et loué le génie. De Chateaubriand à Baudelaire, la plupart furent aussi, mais en lin autre sens, des individualistes. Le moi, chez eux, ne se gardait pas pour autre chose que lui-même. C’est son propre culte qu’il servait en

  1. Captain of his soul : mot du poète Henley, devenu courant en Angleterre et en Amérique comme formule d’idéal et de conduite.