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lant à travers les rues, s’éparpillant, s’égrenant comme les boules rondes et luisantes d’un collier rompu, d’un beau collier de jais noir.

Images éclatantes et diverses, émotions innombrables ! À celles-là, tout extérieures, d’autres, plus profondes, venaient s’ajouter. C’était, pour la petite Française tout étonnée de son dépaysement, l’âge de découvrir les apparences vivantes de la vie ; mais l’âge aussi de découvrir les livres, la pensée, l’inquiétude. Les livres d’abord. La joie d’en tenir un dans ses mains, de l’entr’ouvrir, d’en surprendre quelques phrases inconnues encore et toutes chargées de merveilles descriptives ou sentimentales, cette joie était si violente qu’elle devenait quelquefois douloureuse. Alors intervenaient les religieuses au voile blanc qui, dans le parloir luisant d’un beau couvent, préparaient l’enfant à sa première communion. Elles s’épouvantaient un peu. Elles disaient : « Cela est mal : cela est le péché. Il ne faut pas aimer les livres. Ils sont abominables et conduisent à la perdition de l’âme. » Elles imposaient des neuvaines de mortifications et de sacrifices pendant lesquelles aucune lecture n’était plus permise. Et il y avait ensuite les conseils du directeur de conscience, un bon vieux chanoine insistant et malhabile, il y avait les confessions éperdues, au soir tombant, dans la cathédrale obscure, à côté de la châsse de verre où se momifiait effroyablement un évêque aux mains noires, au nez béant, aux ricanantes gencives.

La question de l’éducation ne laissait pas, en pays étranger, d’être assez délicate. Il y eut d’abord une institutrice. Elle était Allemande, à lorgnon, couverte de taches rousses. Fort instruite, d’ailleurs, mais déjà « Boche » si l’on peut dire, et enseignant l’histoire de France d’une façon toute particulière. Sur les plus grands rois de notre pays elle ne savait formuler qu’un jugement, toujours le même : « Henri IV ? Louis XIV ? Louis XV ? Peuh ! Un homme qui avait de mauvaises mœurs ! » Cela s’accompagnait pour tout commentaire d’un ricanement de mépris et de dégoût. Et, demeurée seule à méditer sa leçon d’histoire, l’élève ingénue se creusait la tête, se demandant ce que cela pouvait bien cire qu’un homme qui a de « mauvaises mœurs. »

Cette singulière éducatrice avait des idées toutes pratiques et reposant sur des théories bien arrêtées. Quand elle se piquait