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reconnue tout de suite. Ils avaient deviné ce que Kipling, à vingt-six ans, transposait de lui-même et de sa poésie dans la personne et l’œuvre de son Dick Heldar : fougues de rêve et de désir, énergie élémentaire qui se concentre ou combat, sensibilité aux aspects les plus simples et intenses de la nature et de l’homme, brusque et pénétrante vision, et, l’esprit se repliant sur soi, soudain développement de la conception qui nait de l’image rapportée. Même âme du peintre et du poète. D’ailleurs, le peintre est tellement poète que c’est la fièvre où le jettent certains vers récités, un soir, près de lui, à voix haute, — et de qui pourraient-ils être, sinon de son créateur ? — qui nous révèle toute sa véhémence profonde.

Je me rappelle le jour où je lus pour la première fois ces fragments de chansons que donne le roman. Quelqu’un jouait du piano, et l’artiste, passant d’une œuvre à l’autre, commença un morceau de Schumann, qui, je le sais, aurait dû m’arracher à toute lecture. Je ne l’entendis même pas : le battement du vers anglais était si fort et si vivant que l’autre musique, la tendre, la subtile musique de l’auteur du Jasmin se trouvait comme exclue. Ainsi des pièces les plus caractéristiques de ce poète. Le mouvement d’âme qui produit chacun d’eux est si fort et spontané qu’il vient soulever la surface du vers et s’y propager comme l’onde périodique d’une houle de fond. Rien de plus neuf et varié que ses mètres, et pourtant rien qui parle d’une recherche ou d’une théorie du mètre. Le rythme semble issu d’une force naturelle ; il a ce je ne sais quoi d’élémentaire et d’inévitable qui caractérise aussi l’idée, son élan, l’ordonnance des détails, l’effet culminant, en général le tout du conte ou du poème, et qui, dès le début de Kipling, a fait dire qu’on ne pouvait pas plus discuter son art que le coup de canon qui vous frappe en pleine poitrine. Nulle traduction française ne peut donner idée d’une telle énergie du rythme. Ce qui la rend possible en anglais, c’est que l’accent tonique y est si fort, — plus fort sous la charge de l’émotion, laquelle infléchit, module la parole comme une musique (d’où les italiques fréquentes dans l’écriture anglaise, pour rendre cette intensité particulière de l’accent). Cela va si loin que, à un certain degré d’insistance, cette musique se suffit presque, le sens des paroles passant au second plan. C’est le cas, par exemple, pour la Chanson de l’Ancre, de vocabulaire si technique, et qui, traduite en