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venus exprès d’Elbeuf et de Louviers, même de la Vendée, telle la comtesse Doulcet de Meretz. Le prisonnier dut prendre un secrétaire, puis un second, puis un troisième ; un de ses co-détenus, Tourly, ex-huissier condamné à dix ans de fers, était chargé de la correspondance et avait « la signature, » car Charles déclarait qu’il n’écrirait rien en captivité ; Griselle rédigeait les mémoires du « Prince, » à grands renforts d’emprunts au roman de Regnault Warin, le cimetière de la Madeleine ; Larcher, un « faux prêtre, » escroc, s’était fait une spécialité des proclamations destinées à « convaincre les nobles pairs, » à rallier l’armée et le peuple : ces pièces d’éloquence étaient truffées de citations latines : — « Gloria in excelsis Deo !… Ubi est Deus eorum ? » et le roi Louis XVIII y était traité sans ménagement « d’insigne usurpateur » et « d’audacieux perfide. » Quand, plus tard, le juge d’instruction plaça ces documents sous les yeux de Charles, celui-ci les lut avec amusement et en rit aux larmes, assurant que « ce vieux fou de père Larcher » était seul responsable de ces charlataneries ; pour sa part, il les jugeait parfaitement inutiles, et s’indignait qu’elles fussent timbrées de son sceau royal : — une ruche couronnée, au-dessous de laquelle on voyait trois abeilles, un fusil et un canon en sautoir et, dans l’exergue : Louis XVII, Charles de Bourbon, Roi de France et de Navarre par la grâce de Dieu.

Oui, Bicêtre était une étrange prison : on y assistait parfois à des cérémonies peu banales, telle la réception du colonel Jacques-Charles de Foulques qui, arrivé de Falaise, pour offrir à Charles ses services, prêta serment, une main sur le cœur et l’autre sur l’Evangile, « d’être fidèle au fils du malheureux Louis XVI. » Il fut aussitôt promu ambassadeur et partit pour Paris, chargé de remettre à S. A. R. Madame la Duchesse d’Angoulême, une lettre du « Roi son frère » qui, plein de confiance, attendit la réponse en buvant sec et en fumant sa pipe.

Il pouvait se croire, en effet, bien près du triomphe, s’il en jugeait par l’émoi que soulevaient ses prétentions. La magistrature paraissait désarmée et, depuis dix-huit mois bientôt qu’il menait son intrigue, il n’avait pas été interrogé une seule fois et n’avait reçu aucune admonestation. Le préfet, comte de Kergarîou, feignait d’ignorer ce qui se passait à Bicêtre ; la police et l’administration fermaient les yeux sur les agapes subversives de l’estaminet de Libois et sur les scènes auxquelles cette