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ce voiturier, ne put se retenir de diriger du côté de la mare ses longues jambes de héron. A son approche, les commères s’écartèrent, comme il convient, pour ne pas le frôler de leur robe, et toutes ensemble se mirent à s’écrier en se croisant les mains (ce qui est un geste chrétien tout à fait inaccoutumé et qui dénotait chez elles un trouble bien profond) : « Nous sommes tous perdus, Reb Jossel ! Notre dernier jour est arrivé ! On massacre les Juifs à Elizabethgrad ! »

Cependant, le Lithuanien s’était approché de la charrette, et Mérélé lui faisait un long discours, expliquant que, ce matin, vers dix heures, à Smiara, il était allé chez Baruch le poissonnier, afin d’acheter du poisson pour la femme de Mardochaï qui lui en avait donné commission ; et qu’il allait toujours chez Baruch, parce que c’était le seul poissonnier de Smiara où l’on était vraiment sûr que le poisson fumé fût vraiment du poisson à écailles et muni de quatre ailerons[1] ; et que Baruch était en train de servir d’autres clients qui emplissaient la boutique, quand, l’ayant aperçu, il lui avait dit tout à coup : « Eh bien ! Mérélé l’Imbécile, tu ne sais donc pas qu’on tue les Juifs à Elizabethgrad ?  » Il n’en savait pas davantage. Mais cela était plus que suffisant pour justifier l’épouvante des commères. Reb Jossel en ressentit lui-même un grand trouble, presque aussitôt combattu par la satisfaction de penser qu’il allait, dans un instant, jeter la consternation au milieu de ces Juifs si grossièrement satisfaits de fumer une pipe, en bavardant de leurs histoires stupides entre min’ha et marew.

Sa maigre petite tête d’oiseau toute portée en avant au bout de son long cou, il se dirigea à grands pas du côté de la synagogue. Et plus il approchait, plus le plaisir de bouleverser ses coreligionnaires l’emportait sur l’inquiétude qui le tourmentait lui-même, et plus il allongeait les jambes comme aurait fait le messager d’une bonne nouvelle. En franchissant le seuil du Saint Lieu, il n’eut même pas ce reniflement de dégoût qui lui était habituel, dès qu’il en respirait l’odeur. A peine plongea-t-il rapidement le bout des doigts dans le tonneau aux ablutions ; et, traversant la foule des caftans, il alla droit à Rabbi Naftali, que l’on reconnaissait de loin à son

  1. Seuls poissons que la Loi autorise à consommer.