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vieux pamphlétaire jetait aux rives de l’Euphrate : « Malheur aux bergers d’Israël qui ne paissent qu’eux-mêmes, mangent la graisse des brebis grasses et se revêtent de la laine du troupeau ! » Et tout ce qui suit de magnifique, mais aussi de fort peu aimable pour les bergers d’Israël.

Naturellement, les colères du Lithuanien demeuraient enfermées au plus secret de son cœur. Et comme il n’avait rien d’autre à faire, du matin jusqu’au soir, que de chercher de nouvelles raisons de mépriser les gens de la Communauté, il y avait des moments où ses colères rentrées menaçaient de l’étouffer.

Ce soir-là, comme à son habitude, après la prière de min’ha, il sortit de la synagogue pour éviter l’heure dégoûtante du bavardage et de la pipe entre min’ha et marew. Pourtant, depuis deux mois déjà, le poêle était éteint. On ne respirait plus, entre les lourds piliers, l’atmosphère empuantie des jours d’hiver ; et par les fenêtres ouvertes dans le mur oriental, les fumées et les poussières s’en allaient sur les rayons du soleil à son déclin. Dehors, à perte de vue, ondulait dans les champs le blé vert, mais déjà haut. Abondamment remplie par les eaux printanières, la mare coupait la route de sa nappe boueuse où se reflétait le crépuscule. Arrêté au milieu, Mérélé l’Imbécile, qui faisait le voiturier entre Schwirzé Témé et la ville voisine de Smiara, laissait boire ses chevaux et se délayer la boue que ses roues avaient ramassée le long de la piste de terre noire. Sur le bord du marécage, au milieu des canards et des oies que l’irruption de la charrette avait chassés de leur domaine, des commères en robe notre et perruque de satin attendaient le voiturier qui rapportait leurs commissions. Mais lui, sans se soucier de l’impatience de ces femmes, laissait boire son cheval et fondre la boue de sa charrette.

Perdu dans ses rages secrètes, le colérique Lithuanien ne prêtait pas plus d’attention au voiturier qu’à ces canards, à ces femmes et à ces oies. Et aurait-il pu supposer que Mérélé l’Imbécile, si tranquillement installé dans la vase, apportait, ce soir, avec lui, une formidable nouvelle ?… Mais à peine la charrette toute ruisselante de bouc liquide était-elle sortie du bourbier, que les commères se mirent à pousser de grands cris ; les oies et les canards s’envolèrent de tous côtés ; et Reb Jossel, en dépit du dédain qu’il avait pour ces femmes et pour