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Latnik, Brandstein, son dentiste, réellement en chair et en os, et dans tous les yeux des femmes, fixés sur lui sous les perruques, le regard, le même regard des belles Juives sous les pierreries !… Il abaissa son sabre. Tous les chevaux se mirent en marche, toutes les trompettes éclatèrent, toutes les flûtes, tous les instruments de cuivre. Et d’un coup, comme l’eau s’échappe de la vanne d’un étang, la chanson de Stenka Razine jaillit de toutes les poitrines :


Sur les eaux du large fleuve,
Ont apparu les barques peintes,
Les barques peintes des Cosaques
Avec leur proue en fer de lance…


Le détachement franchit la mare. Maintes œillades de regret furent échangées au passage entre les fiers cavaliers et les belles filles d’Ukraine, debout sur les passerelles de bois ; et comme le Cosaque a l’âme prodigieusement tendre, plus d’un œil se mouilla.

Quant aux fidèles de la Communauté sainte, ils regardaient s’éloigner les cavaliers avec plus de bonheur encore, si cela est possible, qu’ils ne les avaient vus venir. Béni soit Dieu ! après une pareille épreuve, on allait donc reprendre la chère vie d’autrefois ! Et les longs doigts passaient avec satisfaction dans les barbes épaisses, et les lèvres faisaient cette aspiration sifflante d’une bouche qui gobe un œuf, par laquelle Israël exprime, mieux encore qu’avec des mots, ses satisfactions secrètes.

A perte de vue dans la plaine, la récolte déjà haute étincelait sous le soleil. Peu à peu, soldats et chevaux disparaissaient parmi les herbes mouvantes, s’enfonçant dans la moisson comme des nageurs dans la mer. La musique et les chansons retentissaient encore, et déjà on ne voyait plus que les pointes des lances pareilles à des épis d’argent. Cette mince ligne elle-même sombra dans les vagues du blé… Les Cosaques étaient partis ! Les chiens des bois eux-mêmes ne les regrettèrent pas, car s’ils leur donnaient des caresses, ils ne leur laissaient que des os où il n’y avait plus rien à ronger.


JEROME ET JEAN THARAUD.