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ce bétail dans les pensées de Dieu ? L’Eternel les avait jetés une minute ici, et d’une autre chiquenaude il les précipitait ailleurs. Que sa volonté soit faite !… Et le vieillard, une seconde distrait par les piaffements des chevaux, le bruit des mors, des étriers, des lances et les cris des soldats s’interpellant d’un bout à l’autre de la cour, détourna son esprit de ces rumeurs infâmes, pour se plonger tout entier dans l’insondable « Moi, Seigneur, devant Toi !… »

Pendant ce temps, tous les fidèles de la Communauté se dirigeaient vers la place de la mare, où devaient se rassembler les soldats. Ils étaient tous dans cet état d’excitation fébrile que produit toujours sur eux le moindre événement. Et, Dieu merci, celui-là n’était pas de mince importance ! Certainement, les paysans de Monsieur Krouchewski, au bout de quinze jours de la terrible expédition punitive, n’avaient pas éprouvé plus de soulagement à voir s’éloigner leurs bourreaux, que n’en ressentaient, en ce moment, tous ces Juifs du départ de leurs sauveurs ! Et je ne parle pas de ce que pouvaient penser les femmes et les filles, rassemblées dans un coin, car ce que peut penser une Juive de Schwarzé Témé d’un Cosaque d’Ukraine s’imagine sans peine. Et d’ailleurs cela n’a pas d’importance.

Sur les passerelles de bois jetées au-dessus de la mare, arrivaient par petits groupes les filles du village chrétien, toujours gracieuses, court vêtues et reflétant dans l’eau qui brillait au soleil, leurs jambes et leurs bras nus. Dans la cour du Rabbin Miraculeux retentissaient les trompettes sonnant le boute-selle. Au loin leur répondaient les chants et les fanfares des cavaliers du château, qui s’avançaient sur la route.

Les deux troupes se rejoignirent sur la place, où les chevaux se rangèrent en bon ordre, sous le regard du Commandant. Alors, comme au jour de l’arrivée, Reb Naftali, se détachant du groupe des notables, s’avança vers l’officier, sa casquette de soie à la main, pour lui dire, au nom de tous, quels sentiments de gratitude éternelle les Juifs de Schwarzé Témé garderaient du passage des Cosaques. Et pendant qu’il développait sa harangue, en surveillant du coin de l’œil tous les mouvements du cheval que ce discours semblait impatienter, l’officier contemplait, du haut de sa monture, le singulier spectacle qu’offrait en ce moment la place, et maintes choses que lui avait dites, quand ils causaient ensemble,