avec autant d’aisance qu’il avait fait des poulets. Le sang jaillit, mais le vieillard s’était prestement relevé, et pas la moindre éclaboussure n’avait souillé ses bas blancs.
Léïbélé, qui ne quittait plus ses nouveaux compagnons, leur expliqua que cet incomparable boucher était le sacrificateur, et que, sous peine de péché mortel, personne dans la Communauté ne pouvait manger d’une bête qui n’eût été tuée par lui. Ce qui faisait bien rire les naïfs enfants de la steppe, habitués à tordre le cou, sans autre forme de procès, à tous les volatiles qui leur tombaient sous la main.
Ils admirèrent aussi beaucoup le verger du Zadik, où travaillaient toujours une demi-douzaine de paysans chrétiens (un Juif ignorant tout à fait l’art de cultiver des légumes et de soigner des arbres fruitiers). En ce moment, comme chaque matin, les membres de la Communauté sainte s’y promenaient en grand nombre, l’air soucieux, préoccupé, en tirant de leurs pipes d’énormes bouffées de fumée. Ils allaient et venaient dans la grande allée du jardin, avant la prière de midi, pour activer par une heure d’exercice le travail de la nature, car le Talmud prescrit de n’arriver à la prière qu’avec des intestins dégagés. Et cela encore, comme on pense, amusait fort les Cosaques, qu’il fallût faire tant de cérémonies pour quelque chose d’aussi simple.
Mais ce qui les surprit plus que tout, ce fut la prière elle-même ! Trois cents Juifs, trois cents caftans noirs, la tête sous une écharpe blanche, une petite boîte carrée sur le front, des lanières de cuir au bras, et qui se dandinaient, agitaient tout leur corps en avant et en arrière, toujours et toujours plus vite, comme s’ils rivalisaient ensemble à qui serait le plus rapide, à qui hurlerait le plus fort, ou bien levaient les bras en l’air et se mettaient à claquer des doigts en sautant d’un pied sur l’autre !… Pressés devant la porte qu’ils avaient entr’ouverte, ou se faisant la courte échelle pour regarder par les fenêtres, les Cosaques contemplaient avec stupeur cette scène extravagante, qui faisait dire à Alexandre II entrant un jour, pour la première fois, dans une synagogue de ces Juifs orientaux : « Mais, c’est une maison de déments ! » Sous le regard de ces païens, toute la synagogue se sentait mal à l’aise. Cependant, aucun des Juifs n’osait aller pousser la porte, ni seulement tirer la ficelle pour fermer la fenêtre au nez des impudents.