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Maintenant ils passaient la mare. Les cuivres emplissaient de leurs éclats la grand’rue, qui, en fait de fanfare, n’avait jamais entendu que le violon des mariages et les sons de la corne de bélier, lorsqu’au grand jour de Kippour la trompette sacrée annonce que le Seigneur a prononcé son jugement sur les hommes. Et toujours retentissait la chanson de Stenka Ruzine, le chef légendaire des Cosaques du Don, qui dans le temps même où Chmelnicki immolait les Juifs par milliers, massacrait, lui, les Boyards, moulant et descendant les grands Houves et promenant parlant la terreur, de la Mer Blanche à la Perse…


Sur la barque qui s’avance en tête,
Stenka Razine se tient debout
Enlaçant sa Persane.
Il fête ses nouvelles noces, il est gai, il est ivre…


Brusquement, la musique s’arrêta et la chanson aussi. Les cavaliers se formèrent en demi-cercle. Des ordres brefs retentirent. On entendit des bruits de lance, de sabre et d’étrier. Un vague sentiment d’effroi passa sur la foule des caftans et des robes de velours. Et l’on vit alors s’avancer, dans sa houppelande neuve de satin, déjà crottée de boue, Reb Naftali en personne, tête nue, tenant d’une main sa casquette, et de l’autre un plateau d’argent : il venait présenter au Commandant des Cosaques le pain et le sel au nom de la Communauté.

Lorsque le Délégué à la mairie fut arrivé près de lui, le Capitaine se pencha sur le cou de sa monture, qui piaffait d’une façon inquiétante, pour écouter ce que lui disait ce Juif. Et qu’avait-il donc à dire, Reb Naftali, à cet homme tout pareil, son épée nue dans la main, à l’Ange de la Destruction ? Il lui disait tout simplement les dispositions prises pour le loger, lui et ses hommes. Mais ses coreligionnaires ne doutaient pas qu’il ne tint au Commandant des Cosaques quelques propos sublimes sur la Sainte Communauté et les vertus du Zadik.

Pendant ce temps, appuyés sur leurs lances, les soldats regardaient avec étonnement le noir troupeau rassemblé sur la place, car dans leurs villages à eux on ne voit point de Juifs, et ce n’est pas tous les jours que le hasard vous conduit chez un Rabbin Miraculeux… Que de barbus ! que de papillotes ! que de casquettes de satin ! que de caftans déboulonnés