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vivant, et se recouvre, comme la plaine, de frémissantes graminées. Dans la cour où aboie le chien joyeux, pousse le tournesol ; et sur le bord de la fenêtre fleurissent le géranium et l’œillet. Comme les champs, comme les isbas, hommes, femmes, enfants, tout le monde est fleuri. On dirait que c’est d’elles-mêmes que toutes ces fleurs de la plaine viennent se poser sur les chapeaux des garçons, se former en couronnes autour du front des jeunes filles, et se mêler aux cheveux qu’elles laissent pendre sur leur poitrine en deux longues tresses noires. Elles sont charmantes ainsi parées, ces paysannes court vêtues d’une chemise à manches courtes, largement décolletée, retenue à la taille par une ceinture en poil de bouc, et d’un jupon qui couvre à peine les genoux et laisse voir les jambes nues. Le teint est chaud, l’œil bleu, les traits droits et réguliers, le corps parfait comme on en peut juger d’un regard. Et la demi-nudité de ces beautés rustiques au milieu de toutes ces fleurs fait du printemps, en Ukraine, une saison d’une volupté unique, quasi paradisiaque, délicieusement primitive, qui fait songer à ces îles de la Polynésie où les peintres nous montrent, sous des arbres à pain, des femmes habillées d’indienne, qui mènent des danses fleuries. En toutes saisons, dans ces isbas, retentissent chants et musique. La soupilka, la flûte de roseau et l’accordéon geignard accompagnent la voix du chanteur qui n’a jamais eu d’autre maître que le rossignol sur le bouleau ; et le danseur saute et bondit comme l’écureuil dans les branches. Ici demeure la poésie, réfugiée là sans qu’on le sache ; ici toute passion s’élance avec la force du blé. Ah ! de l’autre côté de la mare, les Juifs ont bien raison de donner à ce village de fleurs, de chants et de désir, où la nature est souveraine, ce nom de Schwarzé Témé, — Schwarzé Témé, l’Impureté Noire !

Béni sois-tu, Maître du Monde ! de l’autre côté de la mare, on vit tout à fait autrement. Dans toute la Pologne et l’Ukraine vous chercheriez en vain un ghetto où les caftans noirs soient plus verdis par le temps, plus élimés par la boue, plus graisseux et couverts de taches ; où les boucles de cheveux frisent le long des joues en plus glorieux tirebouchons ; où les barbes plus incultes conservent dans leurs plis plus de tabac à priser ; où les femmes mariées rasent de plus près leurs cheveux et portent la perruque en satin d’une plus triste couleur d’automne, comme pour rappeler le souvenir des belles nattes