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Il est vrai que c’est sous prétexte de nationaliser les services publics de transport que les chefs de la grève ont envoyé leurs injonctions aux syndicats affiliés; et, ce drapeau une fois arboré, ils ont tenté d’obtenir du gouvernement, par un aimable jeu de douche écossaise, l’approbation pure et simple de leurs idées et de leurs projets. N’est-ce pas Emerson qui disait, de l’histoire politique comme de l’histoire littéraire, qu’elle est un mémento du pouvoir des minorités et des minorités composées même parfois d’une unité? La Confédération générale du travail est évidemment du même avis et elle est convaincue qu’elle compte dans son sein quelques-uns de ces conducteurs de peuples que le philosophe américain appelait les représentants de l’humanité. Je suis très disposé à l’admettre et je ne doute pas que, tôt ou tard, nous ne voyions au gouvernement, peut-être même dans des cabinets bourgeois, quelques-uns de ceux qui s’élèvent le plus vivement aujourd’hui contre les défauts de la bourgeoisie. Mais, si les minorités ont le droit de conquérir, dans les lettres ou dans l’État, le prestige des valeurs exceptionnelles ou l’ascendant de la foi qui agit, c’est par la persuasion et non par la force qu’elles doivent tenter cette conquête; et, pour qu’elles soient maîtresses d’exercer le pouvoir, il faut qu’elles soient, à leur tour, devenues majorité. L’État, c’est tout le monde, affirmait Proudhon, et peut-être allait-il un peu loin. Mais l’État, ce n’est assurément ni un syndicat, ni un groupe de syndicats, ni même des centaines de mille de travailleurs. L’État est composé d’un pouvoir législatif qui fait les lois et d’un pouvoir exécutif qui les fait exécuter. Le pouvoir législatif s’exprime par des assemblées où siègent les élus du pays et c’est lui qui est chargé de se prononcer sur le régime des chemins de fer comme sur toutes les grandes questions qui intéressent la nation tout entière. Le jour où les propriétaires voudraient légiférer seuls sur la propriété, les fermiers sur les baux, les avocats sur la justice, les douaniers sur les douanes, les commerçants sur le commerce, les financiers sur les finances, que resterait-il de l’unité nationale, et de l’État, et de l’ordre public? La Confédération générale du travail a souvent protesté contre l’autorité qu’ont voulu, à certaines heures, s’arroger sur les représentants officiels du pays de grandes puissances d’argent, des établissements de crédit ou des trusts industriels; et, sans doute, il serait intolérable que l’Etat ne conservât pas, vis à vis de ces groupements comme des autres, une indépendance totale. Mais chasser une tyrannie pour en instituer une autre, étrange, manière de servir