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CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Pour avoir l’occasion d’observer la France, en quelques heures, sous trois aspects bien différents, mais également symboliques, il m’a suffi de passer à Paris la matinée du 1er mai, de traverser en automobile, l’après-midi, les plaines de l’Ile-de-France et de la Champagne et de m’arrêter, à la tombée du soir, dans un village des régions dévastées. Bien que baigné dans une fine lumière de printemps, Paris était morne et boudeur. Des cortèges de manifestants n’avaient pas encore envahi les rues, toutes silencieuses et tristes. Les chaussées étaient presque désertes. On ne voyait passer ni taxis ni fiacres. Par intervalles, un tramway, rempli de voyageurs et conduit par un mécanicien volontaire, filait sur les rails. Un grand nombre de boutiques dormaient derrière leurs volets clos. Sur les trottoirs, des groupes d’ouvriers causaient, flânaient, les bras ballants, et semblaient comme embarrassés de leur oisiveté. Çà et là, quelques cavaliers au repos devisaient en caressant leurs montures. Partout, la vie paraissait suspendue, comme si l’humanité n’avait plus foi dans le travail et attendait, avec plus de résignation que d’enthousiasme, je ne sais quelle apparition miraculeuse.

Au-delà des barrières, la banlieue avait, à peu près, la même physionomie que la ville, avec quelque chose cependant de moins morose et de moins fataliste. Déjà, sur des cycles fleuris de muguets, pédalaient allègrement des jeunes gens et des fillettes, qui ne faisaient pas du chômage un sacerdoce, mais qui en profitaient comme d’une aubaine inespérée. Puis, tout à coup, aussitôt franchie la ceinture de Paris, la campagne s’ouvrait, dans la pure chute d’un soleil printanier, et devant l’horizon subitement élargi, on avait l’impression de s’évader d’un cauchemar. Sur les routes qui se déroulaient à l’infini et qui gardaient encore les funestes vestiges du va et vient des poids lourds militaires, la tendre verdure naissante des peupliers et des ormes [1]

  1. Copyright by Raymond Poincaré, 1920.