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un petit verre d’eau-de-vie où macère une branche de céleri, et qu’on mange un pain d’épices pour accompagner la rasade, puisque le petit verre et le pain valent chacun au Maître du Monde une bénédiction de plus ? En quoi la fumée du tabac lui serait-elle moins agréable que celle de la myrrhe et de l’encens ? Si l’on fume dans la synagogue, n’est-ce pas pour mieux s’ouvrir l’esprit aux vérités profondes et se former une idée plus claire de l’éblouissante Splendeur ? Si chaque samedi on y célèbre le festin du sabbat, si l’on y glisse avec délices à l’ivresse, c’est pour atteindre à l’extase et pénétrer au fond du ciel. Si l’on y dort, la nuit, comme dans une auberge, c’est pour que le Seigneur y accueille la dernière pensée du soir et la première du matin… Toujours, là-bas, les bonnets de fourrure, les papillotes de cheveux, les longues barbes jamais coupées se penchent sur l’insondable Zohar. Toujours là-bas, l’esprit et les lèvres remuent cet énorme fatras de vieilles conceptions humaines, de pensées disparues, sombrées au fond des âges, parmi des soleils éteints, des lambeaux d’univers abandonnés, des morceaux d’étoiles mortes, de planètes défuntes que ces Juifs d’Orient viennent encore hanter de leur présence inquiète, et dans lesquels ils entretiennent on ne sait quels vestiges de vie. Toujours là-bas rayonne le Livre de la Splendeur. On s’enveloppe de ses arcanes, on se perd dans sa lumière. Et ses nuées traversées d’éclairs, semées de lacs éblouissants, et toutes chargées de promesses, continuent de promener sur les juiveries de Pologne, de Lithuanie et d’Ukraine, sur leurs sapins, leurs neiges ou leurs moissons, ses clartés, ses ténèbres et ses reflets extravagants.


II. — LES BREBIS DE SCHWARZÉ TÉMÉ

Ne cherchez pas sur une carte de la Petite Russie le nom de Schwarzé Témé, vous ne le trouveriez nulle part. Dieu sait pourtant qu’il existe, ce village d’Ukraine ! mais son vrai nom est la Chapelle Blanche, que les Juifs par dérision ont changé en Schwarzé Témé, ce qui veut dire dans leur jargon : le village de l’Impureté Noire.

Ce village de la Chapelle Blanche ou de l’Impureté Noire, comme il vous plaira de le nommer, se compose de deux ou trois mille isbas, recouvertes de chaume, et rassemblées comme