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son intérêt de se manifester seulement après que l’usurpateur aura solidement rétabli la Monarchie ? « On prépare secrètement des légions, notamment en Normandie, en Picardie, en Franche-Comté, » et le nombre des partisans s’accroît journellement. Les Jacquier ont des intelligences dans toutes les administrations, même à la police générale ; ils sont assurés de n’être jamais inquiétés ; jamais le gouvernement n’oserait risquer l’éclat d’un jugement…

Il faisait mieux : il attendait du temps et de la griserie de la victoire qu’on oubliât le passé : qui aurait eu l’audace, après Austerlitz, d’opposer un revenant de vingt ans au maître du monde ? Ainsi Hervagault végéta-t-il, durant quarante mois, dans la misère et le délaissement : quand il quitta enfin Bicêtre, le 17 février 1806, — à vingt-cinq ans, s’il était véritablement le fils du tailleur de Saint-Lô, — il se trouvait sans un sou en poche, n’ayant pour référence qu’une feuille de route signalant qu’il sortait de l’infamante geôle et l’astreignant à regagner Saint-Lô avec itinéraire obligé.

On a su, depuis, que, parti de Bicêtre dans la matinée, le libéré, encore vêtu des loques de sa prison, se dirigea vers le faubourg Saint-Germain, s’informant de la demeure de certaines familles nobles de l’ancienne Cour ; il frappa à plusieurs portes ; mais les valets éconduisirent ce quémandeur déguenillé. Comment se loger pour la nuit dans ce Paris où il ne connaît personne ? Au crépuscule, il regagne le centre de la ville ; un de ses compagnons de Bicêtre, nommé Emmanuel, lui a donné l’adresse de sa femme, qui demeure non loin de Saint-Jacques-la-Boucherie ; Hervagault se dirige vers cette vieille église ; dans l’étranglement des rues tortueuses il découvre la maison indiquée, s’informe : la dame Emmanuel est absente : il faudra repasser plus tard. Tout en face du portail de l’église, dans la rue des Ecrivains, se trouve une pâtisserie achalandée, tenue par les époux Boizard ; et voilà Hervagault, épuisé de fatigue, posté devant la vitrine où sont exposées tartes et brioches. La pâtissière, veillant à son étalage, aperçoit cet être souffreteux et d’aspect minable ; prise de pitié, elle lui demande ce qu’il fait là, et comme il répond humblement qu’il attend une voisine, elle l’invite à entrer dans son magasin, le fait passer dans la pièce du fond, l’installe sur une chaise et revient à ses clients. Rentrant peu après dans l’arrière-boutique afin de surveiller