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de sa naissance et le but de son voyage. Pourtant, comme le magistrat insistait pour connaître au moins son nom, l’enfant eut un mouvement d’impatience et grommela : « On le cherche assez ! On ne l’apprendra que trop tôt ! » Il fallut se contenter de cette vague déclaration. Le ministre de la police, avisé de l’incident, ordonna d’insérer « dans les principaux journaux » l’avis de la présence aux prisons de Châlons « d’un jeune garçon disant être âgé d’environ treize ans et dont l’extérieur n’annonçait pas davantage… » La note décrivait le costume du prisonnier et signalait que « sa conversation décelait une éducation plus qu’ordinaire. » Cette publication n’obtint, d’ailleurs, aucun effet ; le détenu demeura sans nom.

Voilà un premier achoppement dans cet épisode d’apparence assez limpide ; le fils du tailleur de Saint-Lô, né en septembre 1781, approche, en juin 1798, de la fin de ses dix-sept ans ; or l’aventurier de Châlons n’en paraît pas compter plus de treize : ce n’est donc pas le fils du tailleur Hervagault. On s’étonne qu’aucun de ses historiens n’ait été arrêté par cette difficulté : ne voit-on pas qu’elle compromet la vraisemblance de toute l’odyssée ? Car si l’on admet aisément qu’un enfant inspire de l’intérêt et recueille le bénéfice de sa faiblesse, il n’en est pas de même d’un jeune homme complètement formé, déjà barbu peut-être, apte, en tous cas, à gagner sa vie ; et dès lors on ne s’explique, si le vagabond est véritablement le fils Hervagault, ni l’indulgence du magistrat de Bayeux, ni la commisération de Mme de Lacombe, ni la singulière générosité de la mère la Ravine, ni les ménagements du commissaire de Châlons, ni tant d’autres marques d’attachement que le petit nomade reçoit partout où il passe. À la prison où il est écroué, il enjôle de nouveau tout le monde : Mme Vallet, la femme du concierge, et sa fille Catherine, spécialement chargée de sa surveillance, — c’est donc bien un enfant, — le déclarent « charmant ; » une semaine s’est à peine écoulée depuis le début de sa détention quand parvient à la maison d’arrêt une caisse adressée à l’inconnu par un expéditeur anonyme : cette caisse contient des comestibles de choix, une montre et un « magnifique service d’argenterie, » dont on autorise le captif à faire usage, et qu’il reçoit en personnage dès longtemps accoutumé au luxe de la vaisselle plate. Il se montre, d’ailleurs, très « recherché : » il lui faut du beau linge, il ne supporte pas de