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enfin l’âme prosternée. Chaque strophe répétait, retournait la torturante idée : « Je ne sais pas où on l’a mis. » Or voici la dernière :


Mais je sais pour Qui il est tombé. — La mère en sa constance a souri. — Tout est-il bien pour l’enfant, tout est-il bien ? — Tout est bien, tout est bien pour l’enfant.


De ces poèmes aux chants de jadis, où Kipling chantait les casernes et les dures campagnes dans l’Inde et dans le Veldt, quelle distance ! C’est la même que, de la magnifique troupe rouge de l’époque victorienne à ces légions couleur de glaise, à ces armées sévères et dévouées, levées par l’appel au devoir, qui se sont patiemment battues dans les boues de Flandre et de Picardie pour la vie et l’âme de l’Angleterre. A présent, le mouvement de l’esprit, du dehors vers le dedans, est achevé. A part le chant des Irlandais loyaux, pour qui la grande guerre fut encore une héroïque aventure, non pas une passion, rien dans ce recueil qui ne soit du monde intérieur, interprétation spirituelle, en termes d’âme et d’éthique anglaise, de la crise où se jouent les destins du monde. La vieille idée puritaine de la Loi, du Jugement se produit avec plus de ferveur concentrée que jamais en ces dernières poésies dont elle fait l’élan, la tension, la secrète vibration profonde.

Le jugement : vingt fois on l’entend ici, qui se suspend et tombe, sur les tièdes, les indignes, les coupables, — sur des neutres, des compatriotes, sur le peuple ennemi, sur les chefs qui l’ont perverti, et puis lancé à leur crime prémédité. Il n’a pas toujours besoin de s’énoncer, mais comme on le sent peser, rigide, inéluctable ! — par exemple sur l’homme qui s’était posé au-dessus de tout sur la terre, et que le poète voit d’avance, à son misérable lit de mort, ressassant encore ses impériales, ses germaniques formules d’orgueil et de sang, et puis ses excuses de mensonge. C’est une terrible scène à trois parties indépendantes : le mourant, qui parle, divague ; les médecins, qui ne voient en lui qu’un certain « cas, » et se consultent ; et dans les intervalles, une inflexible voix, celle de la conscience humaine, qui commente, rappelle les millions d’agonies dont cet agonisant doit compte.


C’est l’État qui domine la Loi ! — L’État n’existe que pour l’État ! »