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Cette chair, que nous avions nourrie en toute pureté, fut donnée sans voiles — à la corruption, assaillie par les injures du ciel, — par les affreuses moqueries de la pourriture, lorsqu’elle oscillait au vent sur les fils de fer — pour être décolorée ou gaiement bariolée par les gaz, — calcinée par les flammes, follement lancée et relancée avec ses vieillissantes mutilations — de cratère en cratère. De cela nous devrons l’expiation. — Mais qui nous rendra les enfants ?


Quelle désolation dans cette question répétée ! Si sourde, profonde, comme elle répond au cri étrange que la force du pressentiment avait arraché, quinze ans plus tôt, au poète : Peut-être avons-nous déjà tué nos enfants ! Ainsi revient l’idée qui l’a si longtemps hanté, et qu’il n’a cessé de servir, et c’est au passé qu’elle reparaît maintenant, chargée de l’angoisse de l’irréparable. Si l’on avait armé contre la guerre, on eût évité la guerre. Neuf cent mille jeunes hommes anglais n’auraient pas été sacrifiés si les conducteurs de leur peuple n’avaient refusé de voir les signes si souvent montrés, les signes évidents. Car si l’on décerne aujourd’hui à Kipling le titre de prophète, c’est un honneur qu’il repousse : il ne se reconnaît qu’une certaine disposition, plus rare qu’il n’imaginait, pour l’arithmétique : la faculté de savoir d’avance, si deux s’ajoute à deux, que le total sera quatre. Et pas plus qu’il ne se résigne, il ne pardonne : le même reproche ne cesse de remonter, avec la même plainte, dans sa poésie de guerre. Entendez-le qui gronde en ces profonds et poignants petits poèmes qu’il appelle Epitaphes. En voici un, terrible, qui peut servir pour toutes les sépultures :


Si l’on te demande pourquoi nous sommes morts, — dis : « Parce que nos pères ont menti. »


Et cet autre, impitoyable, pour la tombe d’un homme d’État :


Je ne pouvais pas bêcher la terre ; je n’osais pas voler, — j’ai menti pour plaire à la foule. — A présent que tous mes mensonges sont démentis, — je dois faire face à tous ceux que j’ai tués. — Qu’inventerai-je pour me sauver, — parmi la jeunesse irritée et sacrifiée de mon peuple ?


Maintenant que les holocaustes sont finis, et que commence à reculer le souvenir, on peut s’étonner de cette véhémence de l’accusation. Elle est faite de l’intensité de la vision qui