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et l’Effort. — Ils ont flairé, déterré, trainé pour l’exposer à la dérision— toute doctrine de volonté et de valeur, de renoncement et de prévision.

Mais comme ils étaient pleins de vin, plongés dans l’illusion, — de la mer surgit un signe, du ciel descendit une épouvante.— Alors ils virent, alors ils entendirent, alors ils connurent qu’une armée (elle ne prenait pas la peine de se cacher)— que des légions avaient préparé leur destruction, mais ils le niaient encore, — ils niaient, ce qu’ils n’auraient pas le courage d’affronter si venait le jour de l’épreuve, — mais l’Épée qui se forgeait tandis qu’ils mentaient s’inquiétait peu de leurs négations. — Elle frappa, et nul délai ne fut donné à la multitude qu’elle poussait devant elle. — Point ne fut besoin de chevaux ni de lances pour les poursuivre : — il était décrété que leur acte propre, non le hasard, consommerait leur perte. — L’ivraie qu’ils avaient semée en riant était mûre pour la moisson…

Et la haine qu’ils avaient chargé l’État d’enseigner n’apportant à l’État nul défenseur, — ce peuple abandonné de lui-même, précipité à terre, disparut d’entre les Nations.


Voilà l’un des solennels avertissements de Kipling, et que les partis qu’il attaquait ne lui pardonnaient pas. On oublie vite : ceux de ses compatriotes qui relisent aujourd’hui ces vers retrouvent-ils encore le souvenir de l’angoisse qui étreignit chaque Anglais en août 1914, après Mons ; en avril 1917, quand la menace des sous-marins se révéla terrible ; en mars 1918, quand la ruée allemande faillit arriver à la Manche ? A chacune de ces dates, le destin de l’Angleterre trembla dans la balance.

En 1909, vers le moment où Kipling lance cet appel, l’approche de l’événement lui apparaît avec tant d’évidence qu’il dit à un Français qui peut ici en témoigner : « Vous et nous, n’avons plus à penser à rien qu’à la guerre. » Il y pense si bien qu’il accompagne lord Roberts dans les voyages que celui-ci fait en France pour préparer la coopération militaire des deux pays, si l’agression germanique change l’entente en alliance. Lui-même, alors, sert l’idée de l’alliance, et dans la brève Histoire d’Angleterre (1911) où il parle « du mauvais vent qui a toujours soufflé de la Baltique pour la Grande Bretagne, » elle inspire ses chants verveux sur les vieilles querelles héroïques des deux peuples.

C’est que le grondement de l’Allemagne est allé croissant : affaire de Bosnie-Herzégovine, discours impérial sur l’armure