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grandissent, et qu’à la vieille Angleterre, maîtresse de tant de richesses et domaines acquis en des temps plus faciles, sûrement un jour le gant sera jeté.

C’est douze ans plus tard, au lendemain de la guerre du Transvaal, dans son poème des Rameurs, qu’il ose désigner, presque nommer le haineux et redoutable rival qui sera l’ennemi, et cela avec une précision, une véhémence de ressentiment, une hauteur de mépris, qui, sur l’Allemagne, ses desseins, ses méthodes, disent son opinion faite, ancienne, enracinée déjà. A ceux qui accepteraient l’offre germanique d’une expédition commune au Venezuela, il jette le reproche de vouloir s’entendre avec « un ennemi déclaré, » avec « la race qui, plus que toute autre, a fait injure à l’Angleterre, » « avec le Goth et le Hun éhontés ; » — le Kaiser venait de présenter pour modèle à ses troupes de Chine les hordes d’Attila. Ainsi le poète qui, en 1890, avait annoncé l’Armageddon, en 1902 appelait l’Allemand le Hun ; les deux mots que l’Angleterre réinventera plus tard et qui, dans les bouches anglaises, seront le leitmotiv de la Grande Guerre.

Dans l’intervalle, ses soupçons se sont fixés. Car, en 1896, il a senti non seulement l’insulte, mais l’intention politique du télégramme impérial au président Krüger. L’année suivante, à Cologne, le Kaiser a dit que « le trident doit être au poing de l’Allemagne ; » en 1898, à Stettin, que l’avenir de l’Allemagne est sur les eaux. En même temps, le premier programme naval, — repris, démesurément agrandi en 1900 ; et déjà, sous l’excitation d’une presse disciplinée, l’anglophobie déchaînée dans le Reich. C’est la grande pensée du règne qui commence à se révéler : second temps du développement germanique, extension au monde entier de l’hégémonie que le règne de l’autre Guillaume a établie en Europe. Ce développement se heurtait à toutes les positions de l’Angleterre sur le globe. Pour l’effort contre un tel obstacle, l’affaire du Transvaal laissait espérer des appuis. Ne rêva-t-on pas d’en trouver même à l’Ouest ?

A la même époque, une vision directe achève d’éveiller en Kipling l’instinct de l’ennemi. En 1898, il est à Pretoria, où des officiers du Kaiser surveillent le montage de gros canons Krupp sur les forts de la ville. C’est là qu’il a connu l’uniforme bleu, le casque à pointe, l’insolence monoculaire, le pas