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de Pitt et de la Révolution française, des squires du XVIIIe siècle, des gentilshommes de la reine Bess, des artisans du règne de Henri VII, des juifs et barons du Moyen Age, des compagnons du Conquérant, des thanes saxons, des adorateurs de ces Dieux nordiques dont les noms persistent en ceux de telle source ou tel gué, des légionnaires qui chantent les hymnes de Mithra, des Romains, fils de fonctionnaires romains, nés en Cambrie, comme hier tel poète anglais, fils de fonctionnaire anglais, naquit dans le Punjab, des officiers d’un César, chargés de tenir contre les Pictes les passes de Calédonie, et animés du même sentiment de l’Empire et du service qu’aujourd’hui les officiers du Roi défendant une passe de l’Himalaya contre les Afghans. Car « ce qui est a été, » et les vivants répètent les morts.

Il faudrait de longues citations pour donner idée du juste, précis et nombreux détail qui prête tout le relief du réel à ces fantômes du passé. C’est la même puissance à retrouver, recréer ce qui n’est plus, qui jadis nous étonnait dans La Plus Belle Histoire du Monde. Cette divination, d’ailleurs, n’opère pas à vide. Intuition, plutôt, laquelle suppose l’objet perçu, et le pénètre seulement plus vite et à fond que les regards ordinaires. Avec la même ferveur, promptitude et sûreté de coup d’œil qu’il a parcouru le monde vivant pour en dégager les faits et aspects essentiels, ceux où s’en résument beaucoup d’autres, il s’est arrêté aux monuments et traces du passé pour en extraire les traits significatifs. Il a lu les textes, il s’est fait vraiment historien, collaborant à une Histoire d’Angleterre écrite pour les enfants, et là encore jetant ses strophes entre les chapitres, révélant en ses musiques le sens caché de l’Histoire, l’idée profonde que les événements ont peu à peu réalisée : la millénaire croissance, à travers tant d’arrêts et de mauvais temps, de nœud en nœud, de bosselure en bosselure, du chêne qui a porté les générations anglaises, et dont l’immense ramure couvre aujourd’hui tant d’espace sur le globe.

C’est ainsi que le sentiment de la patrie est allé s’approfondissant chez Kipling. Il s’était d’abord enivré de l’ampleur et de la beauté de la ramure ; plus tard, il a surtout perçu la vie ancienne ; il s’est ému à la vue des marques du temps, à la pensée des couches profondes où chaque développement, chaque âge reste inscrit. L’époque était loin où il avait chanté : « Que savent-ils de l’Angleterre, ceux qui ne savent que