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défaire, — à moins que lui seul soit éternel. Mystère de ces successions d’hommes dont nous procédons, qui ont vécu, il y a cent ans, il y a mille ans, à la place où nous sommes sur la terre, sur ce sol de glaise ou de craie, entre ces mêmes collines et ces mêmes ruisseaux, et qui nous ressemblaient ; et ils ont passé, et nous passons à notre tour, et ce paysage voit cette procession dont les formes se répètent sans trêve. Carlyle avait eu cette vision de l’humanité apparaissant dans le temps, et déployée entre deux nuits comme le spectre que projette un immobile foyer. Il s’est ébahi à se dire, à se représenter avec les yeux de l’esprit qu’un Jean-sans-Terre a véritablement été , que cette Angleterre de l’an 1200, dont les historiens « mangeurs de poussière » nous font une abstraction, fut une solide terre verte où poussaient le blé et plusieurs autres choses, où le soleil brillait, où l’on tissait le drap, où on labourait, où des hommes et des animaux se levaient le matin pour leur travail, et retournaient le soir à leurs gîtes. C’est la même vue, mais inverse, que nous présente Kipling. Regardant autour de lui, dans son paysage familier, les hommes et les choses d’aujourd’hui, il s’étonne de penser que tout est là comme dans les âges abolis, que la petite voix de ce ruisseau chantait, au XIIe siècle, dans ce même creux, que le vieux paysan Hobden, qui vient tailler la haie du squire, descend d’un Hobden qui, en ces temps lointains, sur le même domaine, taillait la haie d’un chevalier, — qu’avant celui-là, il y en eut d’autres, du même nom, qui vécurent du même pain, des mêmes croyances et coutumes, dans le même cercle d’horizon. Ainsi dans les âmes des hommes, comme dans le sol de ce pays, le passé persiste. « Ce qui a été sera, » disait le grand serpent solitaire de la Jungle, vieux de ses mille années. Et quand il sortait de ses longues léthargies, il ne distinguait pas si les vivants autour de lui étaient encore ou n’étaient plus les mêmes.

Ces intuitions, cette hantise d’un passé qu’il retrouve partout dans le présent, ont poussé Kipling à l’Histoire et font la profonde poésie de ses résurrections. En une série de contes et de chants où Puck, qui a vu passer le flux des générations humaines sur la terre de l’Île, en dit les souvenirs et les secrets, et prête à l’auteur ses magies, celui-ci fait apparaître quelques-unes des figures qui, au cours de chaque siècle, ont passé dans le pays qu’il habite : des contrebandiers du temps