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derrière le bois, dans le quinconce sur le pré commun du village, dans la basse église normande veillant le petit peuple des tombes où n’ont pas fini de s’oblitérer des dates du XVIIIe siècle.

Et si l’on demeure longtemps dans le pays, si l’on apprend à le scruter, à déchiffrer ce que les siècles y ont inscrit, bien d’autres traces se révèlent, et peu à peu le passé le plus lointain.


Vois-tu cette sente envahie par les fougères — qui se faufile dans l’épaisseur du bois de chênes ? — Oh ! c’est là que furent équarries les étraves — qui tanguèrent sur la route de Trafalgar !…

Et vois-tu cette traînée légère — qui se creuse tout au long des blés ? — Oh ! c’est par-là que furent halés les canons— qui frappèrent la flotte du roi Philippe !

Du Weald, de notre secrète terre du Weald, — sont partis, dans les années de jadis, — les fers de cheval qui s’empourprèrent à la bataille de Flodden, — les têtes de flèche de Poitiers.

Vois-tu notre silencieuse chênaie ? — et le fossé redouté qui la borde ? — Oh ! c’est là que les Saxons plièrent — le jour où mourut le roi Harold…


D’âge en âge, s’évoque ainsi la vie des campagnes du Sussex, jusqu’à l’aurore de l’Histoire, quand le pays anglais était le pays breton, jusqu’à la nuit sans commencement qui précéda l’histoire. Quelques bosselures du sol, un vestige de fossé qui ne se révèle qu’après les pluies, c’est le camp d’une légion romaine, lorsque César traversa les mers ; — et, plus vagues encore, de longues lignes ébauchées comme des ombres sur les blêmes collines côtières où tintent des clochettes de troupeaux, c’est la trace d’une défense construite par les hommes du silex :


Pistes, camps, cités évanouies, — marais salants avant les blés d’aujourd’hui ; — vieilles guerres, vieilles paix, vieilles industries qui ne sont plus : — ainsi s’est faite l’Angleterre.

Elle n’est pas de matière commune — simplement terre, eau, bois ou air, — mais l’Ile enchantée de Merlin, — et vous et moi y vivons[1].


Ces derniers mots ouvrent tout le rêve. Mystère d’un très long flux de vie qui suscita des millions de formes humaines ; et rien n’en reste que le mouvement qui est en nous. Mystère de ce qui a été, qui n’est plus, et se continue pourtant dans notre présent, cet insensible présent toujours en train de se

  1. Puck’s Song, dans Puck of Pook’s Hill.