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Au milieu de ces perplexités, l’heure du banquet était venue. Les secrétaires en kolbaks se montrèrent à la porte, annonçant l’arrivée du Rabbin Miraculeux. Comme une ombre ivoirine et presque immatérielle, le mince vieillard, vêtu de satin blanc, glissa dans l’épaisse foule notre que l’angoisse, semblait encore assombrir. Il s’assit à sa table. Et bientôt les serviteurs arrivaient, apportant les carpes farcies, souillées par le beurre de Sarah — laquelle Sarah, effondrée dans sa cuisine, appelait, en pleurant, sur sa tête maudite la fureur des Poltavtsé !

Qu’allait faire le Rabbin Miraculeux ? Allait-il toucher au plat ou l’écarter avec dégoût ? Dans cette dernière hypothèse, qu’adviendrait-il du banquet ? Faudrait-il aller chercher chez les particuliers du poisson non contaminé ?… À cette minute, la curiosité de ces Juifs était si follement excitée, qu’il n’y avait place dans leur esprit pour aucune autre pensée.

À présent, les poissons étaient là, sur la table, dorés, magnifiques à voir, exhalant un fumet délicieux. Les regards allaient tour à tour du plat à la main du Zadik, immobile près de son assiette, et plus blanche que la nappe blanche. Enfin, cette main se leva, se tendit vers le plat, et les longs doigts transparents, usés par le Livre de la Splendeur, se posèrent sur le poisson, dont ils arrachèrent un lambeau.

L’affaire était jugée ! En portant à ses lèvres un morceau de la carpe, le Zadik venait d’effacer sur la terre et dans les cieux le péché de Sarah. Eût-elle jeté, la malheureuse, sur la farce de Rabbi Zélek, vingt et trente bols de beurre fondu, cela n’avait plus d’importance. Les carpes étaient pures, les carpes étaient saintes, la fête non troublée. On revenait à l’espérance ! Quel danger pouvait vous atteindre dans l’ombre de cet homme divin, qui d’un geste écartait toute souillure, conjurait tout mauvais présage ? Et chacun se ruait sur le poisson, pour attester sa confiance dans ce pouvoir miraculeux et se mettre sous l’abri de cette puissance infinie.

Bientôt il ne resta plus du poisson que les arêtes, et encore quelques-uns les glissaient dans leurs poches pour s’en faire un talisman. Aux carpes succédaient les poulets, les oies, les canards, et des quartiers de bœuf. Et de nouveau, il fallut se bourrer de tout cela en l’honneur de l’Eternel, se jeter sur l’assiette du Rabbi pour s’en disputer les restes, chanter, former des chœurs, claquer des doigts et frapper sur les tables,