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de sa nature, et qui, chaque semaine, pour le banquet du samedi, et aux grandes fêtes de l’année, laissait là l’établi et le rabot, pour préparer chez le Zadik la farce des « carpes à la juive » que l’on sert au début de tout repas rituel : il excellait dans cet office… Qu’avait-il à crier ainsi, au lieu d’être à la cuisine ? Devenait-il fou à son tour ? ou bien aurait-il aperçu les gens de Poltava ?… Il fallut au moins cinq minutes avant d’arriver à comprendre ses explications gutturales et la raison de son émoi. Sarah, la première des servantes du Rabbin Miraculeux, qui faisait depuis cinquante ans la cuisine des fêtes, Sarah qui poussait le scrupule jusqu’à changer non seulement son tablier, mais même sa perruque de satin, quand elle passait de la préparation d’un plat gras à la confection d’un plat maigre, Sarah avait commis un crime de lèse-cuisine sacrée ! Sans doute affolée, elle aussi, par la peur du massacre (on ne pouvait expliquer son aberration autrement) elle venait de jeter un plein bol de beurre fondu sur les carpes de Rabbi Zélek ! Mélanger le lait et la viande, c’est le pire des péchés pour une ménagère d’Israël ! Et tandis que le Muet, rayonnant d’être enfin compris, recommençait son histoire, toute la synagogue s’interrogeait anxieusement sur les suites qu’allait avoir cette affaire. Un banquet rituel sans poisson, cela était inconcevable. D’autre part, la viande souillée par le contact du lait pouvait-elle être consommée ? D’un point de vue strictement légal, et en un jour ordinaire, sans doute les carpes farcies auraient encore pu servir, car la quantité de lait contenue dans le bol de Sarah, ne représentait pas, loin de là, la soixantième partie de l’énorme plat de poissons. Et donc, à s’en tenir à la lettre de la loi, le plat pouvait être mangé. Mais en un jour de Schabouolh, suffit-il qu’à la rigueur la loi en permette l’usage ? Qui sait d’ailleurs, si dans son égarement, Sarah n’avait vraiment jeté qu’un seul bol de beurre fondu sur les carpes ? Et enfin, et surtout au-delà de la Loi, au-delà du Talmud, quelle décision allait prendre, sous l’inspiration divine, le Rabbin Miraculeux ?… Et les langues allaient leur train ; les pipes précipitaient leurs fumées ; l’inquiétude faisait découvrir dans ce malheureux accident un présage de funeste augure ; et dans le flot des bavardages revenaient sans cesse ces mots, accompagnés de haussements d’épaules et de gestes désolés : « Il ne nous manquait plus que cela ! »