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délicates que celle de prendre une voiture pour gagner la station prochaine et se rendre en Galicie.

Le Petit Usurier passait ses nuits à creuser des cachettes où il enterrait ses roubles et les boucles d’oreilles et les gobelets d’argent qui servent à fêter le samedi, et que ses débiteurs les plus pauvres lui remettent en gage. Et lui-même, le jour du Sabbat, il faisait la bénédiction dans un simple verre à thé. Pour la première fois, Reb Naftali, le silencieux, sentant la vanité de ses meilleurs stratagèmes, devenait presque loquace et se répandait en vains propos, tout comme Mérélé l’Imbécile. Mérélé l’Imbécile, moins sot qu’on n’aurait pu le croire (on n’est jamais tout à fait bête quand on vit avec les animaux), terrifié de courir sur les grandes routes en un moment si dangereux, avait cassé, non sans art, dans un brusque tournant, une patte au cheval que la Communauté lui fournit pour son service, et passait maintenant ses journées à la synagogue ni plus ni moins que s’il était un Instrument de Sainteté.

Le riche commerçant de Kiew, qui a tout quitté, sa famille, sa maison, ses affaires, pour venir achever sa vie dans la cour du Rabbin Miraculeux, se perd en tristes conjectures. Après avoir appuyé cinquante ans le pied sur la balance en achetant le blé des paysans, après avoir vendu cinquante ans le blé par wagons aux Chrétiens de Nikolaïew (il ne s’agissait plus alors d’appuyer le pied sur la bascule, car ces Chrétiens tant rusés ! mais avec l’aide de Dieu il ne les trompait pas moins !) après tant de travaux, et être enfin parvenu à ramasser une honnête fortune, avoir marié ses onze enfants (tout le monde ne peut pas en avoir douze) et enseigné à ses huit fils les traditions du commerce, il avait espéré pouvoir enfin vivre tranquille, finir ses jours en sainteté près du Rabbin Miraculeux, dans ce saint Royaume de Dieu ? Mais peut-on vivre en paix dans cette vallée de misères ? L’Eternel n’admet pas cette espérance impie ; et il l’a bien montré à Jacob qui, lui aussi, après une longue existence de travaux et de succès, au moment où il s’apprêtait enfin à jouir de son repos, connut les grands déboires de sa vie, les malheurs de Joseph et l’aventure de Putiphar, qui entraîna pour le vieillard de si grandes tribulations et son départ pour l’Egypte et tout le drame qui s’en suivit…

Près du vieux bonhomme angoissé et rabâchant pour lui