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Bobrykine viendrait lui dire que Zavorsky demandait cent Cosaques pour protéger les Juifs de chez lui. « Des Cosaques pour protéger des Juifs ! Et les protéger de quoi ? D’un pogrom qui se passait à quatre cents kilomètres de chez eux ! L’armée du Tsar mobilisée pour protéger Schwarzé Témé ! Voyons, voyons, Bobrykine ! Zavorsky est devenu fou ! »

Il se représentait tout cela, le comte Zavorsky, comme si la scène se passait dans son salon et, qu’au lieu du fils du Zadik, le colérique Trépoff fût assis dans ce fauteuil, sous ce Christ d’ivoire dont la tête semblait se pencher pour écouter leurs propos. Et à dire vrai, la fureur de Trépoff lui paraissait assez raisonnable, et il en souriait à part lui ; mais il savait aussi la nervosité de ces Juifs et dans quel profond désarroi devait être plongée la malheureuse Communauté.

— De Bobrykine, dit-il enfin, je pourrais tout obtenir. Mais il ne dispose pas des Cosaques. Et vous connaissez Trépoff. Je ne vous cache pas qu’il n’y a guère apparence qu’il vous envoie ce que vous demandez. Enfin, je vais toujours écrire, et dès que j’aurai une réponse, je vous la ferai parvenir.

Pour un esprit d’Occidental, de telles paroles auraient laissé peu d’espoir d’obtenir jamais un Cosaque du Gouverneur de Kiew. Mais pour un esprit sémite, un peu d’espoir c’est une immense espérance, déjà presque la certitude que la réussite est là. Après de grands remerciements et force salutations, Reb Mosché prit congé du Comte, persuadé du succès de sa mission. Et tandis qu’il s’éloignait, le vieux seigneur polonais, debout devant une fenêtre, se disait en suivant des yeux la voiture sous les arbres : « Ces révolutionnaires des villes, que déteste tant Reb Mosché, sont sortis, pour la plupart, de quelque ghetto campagnard tout pareil à Schwarzé Témé. Un jour, par un violent effort, ils se sont évadés de quelque Communauté sainte, de ses rites, de ses pratiques bizarres. Et ma foi, dans leur orgueil de s’être émancipés du Talmud et de la Loi, ils repoussent du même coup toutes les disciplines du monde, et nos idées à nous leur semblent aussi folles, aussi absurdes et encombrantes que celles de leurs vieux docteurs. Mais à bien voir, ces révolutionnaires et ces lecteurs du Zohar sont-ils au fond si différents ? Ils se nourrissent de la même pâture, de la même grande espérance. Ceux-ci attendent le Messie monté sur