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en Angleterre et en France, n’éprouvaient aucun goût pour l’existence solitaire dans cette lointaine Ukraine, et refusaient de revenir près de lui. « Que ferions-nous là-bas, vieux père ? lui écrivaient-ils de Londres, de Biarritz ou de Monte-Carlo. Voudrais-tu nous voir dans l’armée ou l’administration moscovite ? Ce serait une trahison ! Alors pourquoi végéter sur la terre russe ? La vieille Pologne est bien morte. Nous ne la ressusciterons pas… » Ils ne reparaissaient qu’à de longs intervalles, quand le vieillard, lassé de leurs folles exigences, ne leur envoyait plus d’argent. Et chacune de ces visites provoquait entre le père et les fils des scènes d’une violence inouïe, dont on avait un écho dans la petite ville juive par Amschel le relieur, qui travaillait au château. Que de fois il avait entendu de grands éclats de voix, un bruit de chaises remuées avec fureur, et que de fois aussi il voyait passer le vieillard avec des yeux remplis de larmes !

Est-ce le sentiment que la vie de ces Juifs, exilés comme lui de leur patrie et, comme lui, soumis à des maîtres dont ils n’avaient ni les mœurs, ni la langue, ni surtout la religion, ressemblait en somme à la sienne ? Est-ce parce que dans sa famille, depuis des générations, on avait eu pour intendants des Juifs tout dévoués aux intérêts de la maison ? Pour une raison ou pour une autre, et sans doute pour toutes ensemble, le comte Zavorski n’avait aucune antipathie pour le peuple d’Israël. Certes ses préférences allaient aux paysans, tout Russes et orthodoxes qu’ils fussent ; et sa bonté à leur égard était même un des grands sujets de dispute avec ses fils qui, dans leurs besoins d’argent, lui reprochaient de ne pas se montrer assez exigeant sur les fermages, d’abandonner sans redevance d’énormes étendues de terre, et de prêter complaisamment l’oreille aux paysans qui se plaignaient à lui de quelque mauvaise récolte. Il aimait leur gaité, leurs danses, leurs chants, leur musique, ces filles toujours parées de fleurs, toute cette vie abandonnée à la nature, à la saison. Mais quand il passait la mare sur la passerelle de bois, et qu’il pénétrait chez les Juifs, il se sentait tout à coup dans une humanité à la fois plus lointaine et beaucoup plus proche de la sienne. Oh ! il connaissait bien leurs défauts et aussi leurs ridicules. Mais comment n’eût-il pas aimé leur fidélité à leur race et à leur religion, la ténacité qui les maintient toujours pareils à