Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 57.djvu/318

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Peut-être le milieu n’eùt-il formé qu’une pâte solide ; un aimable vieillard y versa le levain. Chose curieuse, le grand-père maternel, — qu’il le peint en termes charmants ! — représentait en ce milieu la fantaisie. Emmenant l’enfant en promenade, ce disciple de Jean-Jacques lui ouvrit le livre de la Nature, le grisant de l’air, des eaux, des fleurs, des forêts. Paul Bourget louera dans l’œuvre du romancier « ce mariage heureux de l’âme et des horizons. » Les parents lui ont fait l’âme ; le grand-père lui a ouvert les horizons. Il laisse entendre que le levain eût pu devenir poison ; mais une forte nature résiste facilement à une passagère intoxication.

Peut-être se fût-il plus promptement dérobé à ce prestige, si, par ailleurs, jeté à seize ans dans Paris, il n’eût été plongé dans la grande vague d’individualisme qui, en ces années, déferlaient des pentes de Montmartre à celles de la Montagne Sainte-Geneviève. Henry Bordeaux s’en est grisé ; il a dû, de 1887 à 1889, beaucoup parler de « vivre sa vie » et de « cultiver son moi. » Et lorsque, pourvu d’ailleurs de deux licences, il lui fallait, en 1889, quitter Paris, pour venir, suivant les intentions paternelles, faire son stage d’avocat en sa petite ville, c’était en provincial envoûté. Le monstre le tenait. Deux ans de stage à Thonon, un an de caserne à Annecy lui ont paru années d’exil. Il les a remplies d’une débauche de lectures : Shakspeare et Taine, Chateaubriand et Bourget, Villiers de l’Isle-Adam et Sully Prud’homme, Loti et Verlaine, bien d’autres, — et Tolstoï, et Ibsen. Parfois la main du père a glissé entre ces volumes un Fustel de Coulanges, un de Maistre, un Le Play auxquels la mère ajouterait volontiers le François de Sales de l’Introduction et le Bossuet des Méditations. Mais l’heure de Le Play, de Maistre et de François de Sales n’a pas encore sonné pour le jeune « émancipé » tolstoïsant et ibsenien. Les autres prévalent. Et un beau jour de 1892, il faut bien que le bâtonnier, avec un secret soupir, donne licence au jeune stagiaire de jeter la robe aux orties ; le Savoyard va courir se rejeter dans l’antre du Minotaure. Il va « vivre sa vie. » Mais la veille du départ, d’un geste affectueux, le père a saisi le bras du jeune homme et l’a entraîné hors de la petite ville ; il l’a arrêté devant un champ où un paysan creuse son sillon : « … Ils ont besoin de paix pour tracer leur sillon. Cette paix, nous ne devons pas la troubler et nous devons empêcher qu’on la trouble. »