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chemin, pouvait le mieux assurer sa marche. En réalité, son œil exercé, — cet œil au regard si réfléchi, — conduisait au mieux cette petite ascension. Et soudain je me rappelai mes courses dans les Alpes et particulièrement un magnifique guide qui, par-dessus les cols d’Anterne et du Brévent, me conduisait à Chamonix. Cet homme avait, des heures, cheminé devant moi, aux montées, aux descentes, dans l’herbe glissante et dans les rochers chaotiques, du même pas égal, sûr, calme, — et cependant rapide. Et il me plut de constater que l’auteur de la Croisée des Chemins avait, sous l’uniforme de la Grande Guerre, l’allure d’un solide guide des Alpes.

N’était-il pas, quand la guerre l’avait arraché à ses travaux, arrivé à cette heure magnifique où un écrivain se sent devenu un guide ?


M. Henry Bordeaux qui, avant cinquante ans, arrive aux sommets, y est parvenu de ce pas assuré. Festina lente, conseille la Sagesse aux jeunes gens ; hâte-toi lentement. Il s’est hâté lentement et n’a pas cessé de s’élever : « La vie, a-t-il écrit, est une ascension. À mesure qu’on monte, on voit mieux, on respire mieux, on domine mieux. Et la sérénité du soir est en haut. » Vers le sommet, il s’est acheminé, depuis vingt ans, d’un pied qui, évitant les faux pas, lui a permis d’atteindre les hauteurs bien avant que son soir tombât. Il n’est pas jusqu’aux hésitations du début qui n’ajoutent à la leçon de ce bon roman qu’est cette vie de romancier. Après avoir cherché sa voie, on l’aime plus. « Rien n’est plus favorable au talent, a-t-il avoué, qu’un mauvais début ; c’est le meilleur des excitants. »

Le 1er janvier 1889, Eugène-Melchior de Vogué adressait une lettre ouverte « à ceux qui allaient avoir vingt ans. » Nous la lûmes tous dans nos chambrettes. L’admirable penseur nous incitait à « refaire une âme collective » à la France. Il entendait réagir contre un individualisme qui, devenant le danger national, effrayait son âme toujours aux écoutes. Né en 1870, M. Henry Bordeaux était de ceux « qui allaient avoir vingt ans. » Je suis convaincu qu’il lut l’appel de Vogué avec cette déférence qu’il a toujours témoignée aux maîtres de la pensée, mais il eût été surpris d’apprendre qu’il serait, — avant dix ans, — un des plus précieux artisans de l’œuvre à laquelle