Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 57.djvu/286

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
284
revue des deux mondes.

encouru par son prédécesseur avait été de s’isoler trop complètement ; la plupart de ses interlocuteurs revenaient à Paris avec une confiance égale à la sienne et cherchaient à la faire partager autour d’eux. Les espérances exagérées qu’on lui reproche d’avoir engendrées sont la conséquence de ces conversations.

Le général Nivelle avait-il raison de persévérer dans ses projets d’offensive après la révolution russe et l’entrée des Américains dans la guerre ? Évidemment oui. La révolution avait ébranlé la force des armées russes, elle ne les avait pas détruites. Elles étaient assez redoutables pour que le haut commandement allemand enlevât du front français 5 divisions pour la Galicie, où elles arrêtèrent l’offensive de Broussiloff, puis 2 divisions pour la Bukovine contre l’offensive russo-roumaine. Une activité plus grande du front français eût empêché ces prélèvements, permis sans doute à ce malheureux pays de garder une certaine cohésion dans son armée et de se préserver de l’anarchie complète.

Quant à l’aide américaine, son effet moral était produit, et il était considérable ; l’arrivée des troupes n’apparaissait que dans un avenir assez lointain. En fait, bien qu’aucun navire de transport n’ait été coulé par les sous-marins allemands, — et c’est là une chance heureuse sur laquelle il eût été imprudent de compter, — le transport des troupes américaines s’était limité à environ 25 000 hommes par mois en 1917, une trentaine de mille par mois en 1918. En mars, au moment de l’offensive allemande, il y avait en tout 300 000 hommes en France : six divisions d’infanterie à l’instruction. Il fallut l’imminence du danger pour réaliser le prodige d’activité et d’organisation qui éleva brusquement le chiffre des hommes transportés mensuellement à 69 000, 94 000, 200 000, 295 000… Mais il fallut aussi que la résistance des armées anglo-françaises donnât à ces nouveaux alliés le temps d’arriver et de s’armer pour la rude bataille, et c’est là un autre prodige. En somme, il était bien imprudent de compter sur les circonstances heureuses dont la concordance extraordinaire a permis aux troupes américaines de jouer un grand rôle dans la dernière phase de la guerre. Sans l’offensive allemande de mars 1918, il aurait fallu attendre fort longtemps le million d’Américains qu’on jugeait nécessaire pour commencer la grande offensive des