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après trois guerres victorieuses, ressuscita un nouvel Empire ; le jour où, enivrée de sa magnifique fortune, elle s’élança sur ses vaisseaux et commença de montrer son pavillon sur toutes les mers ; où dans le vertige de sa puissance, elle se mit à hausser la voix, à prendre le ton arrogant, à parler de « poudre sèche » et de « place au soleil ; » où elle intervint comme arbitre dans les affaires humaines, voulut avoir son avis sur tout, se mêla de tout, chicana sur tout, prétendit que rien ne se passât sur la surface de la planète sans qu’elle y eût à dire son mot ; lorsqu’elle apparut de tous côtés, démesurée, insinuante, exorbitante ou menaçante ; lorsque de puissance européenne elle devint puissance mondiale ; lorsqu’elle inquiéta à la fois la Russie et l’Angleterre ; lorsqu’on s’aperçut que toutes les précautions qu’on avait prises contre elle se tournaient à son avantage ; que la marque Made in Germany, imposée par les transports anglais, ne faisait que servir son industrie et son commerce ; qu’il n’y aurait bientôt plus de place que pour elle dans l’univers : à dater de ce jour-là, la guerre était inévitable. Bismarck, à partir de sa victoire, avait passé la fin de sa vie dans le « cauchemar des coalitions : » l’échéance arrivait. La coalition était faite.

« Bismarck ! s’écriait un jour le prince de Bülow à la tribune du Reichstag. Ah ! qui a fait comme moi de ses actes et de ses discours l’étude de toute sa vie, s’est convaincu que la force de cet homme d’État incomparable ne consistait pas dans les cliquetis d’éperons, dans le bruit des bottes de cuirassiers et dans la menace des rapières, mais dans un jugement infaillible des hommes et des choses. Mettre en dogmes le prince de Bismarck n’est pas devenu chez nous seulement une manie, mais une vraie calamité. Nous souffrons d’une maladie qui s’appelle la caricature du prince de Bismarck. » Le prince de Bülow devait mieux dire. Il devait dire que l’Allemagne était malade de Bismarck. Elle en a vécu, elle en meurt. Il y a une Némésis.

Louis Gillet.