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Un soir de 1663, La Fontaine traversait Orléans : l’idée lui vint de passer le pont, pour voir le soleil se coucher sur la ville. Jeanne à genoux devant le Christ, au bout du pont, détourna ses regards, mais pas pour longtemps. Il racontait à sa femme :


Je vis la Pucelle ; mais, ma foi, ce fut sans plaisir : je ne lui trouvai ni l’air ni la taille ni le visage d’une amazone : l’infante Gradafilée en vaut dix comme elle ; et si ce n’était que M. Chapelain est son chroniqueur, je ne sais si j’en ferais mention. Je la regardai, par amour de lui, plus longtemps que je n’aurais fait. Elle est à genoux, devant une croix, et le roi Charles en même posture vis-à-vis d’elle, le tout fort chétif et de petite apparence. C’est un monument qui se sent de la pauvreté de son siècle[1].


La Pucelle, pour La Fontaine, c’était une cousine historique des femmes de l’Amadis, une demi-sœur de la demi-géante Gradafilée, une héroïne de roman plantée par hasard dans l’histoire. Les Orléanais la lui montraient à genoux ; il ne comprenait pas ; La vie de Jeanne, ainsi conçue, devenait une anecdote en marge de l’histoire de France ; elle cessait d’être une page, et la plus belle, de toute notre histoire.

Jeanne, depuis le milieu du XVIe siècle, offrait argument aux galants auteurs qui voulaient entreprendre l’éloge de la femme : elle figurait dans le Miroir des femmes vertueuses, que publiait en 1546 Alain Bouchard ; elle se dressait en belle armure dans ce Fort inexpugnable de l’honneur du sexe féminin, que maçonnait en 1555 François de Billon ; et quand Jean de Marconville, gentilhomme percheron, devisait en 1561 « de la bonté et mauvaistié des femmes, » Jeanne lui servait à prouver leur bonté. Elle opérait même ce miracle, de rendre quelque bon sens à Guillaume Postel, un pauvre détraqué, qui cherchait « le Messie propre au sexe féminin ; » dans le fol écrit qu’il intitulait en 1553 : Les très merveilleuses victoires des femmes du nouveau monde, Postel devenait presque équilibré lorsqu’il parlait de Jeanne. « Quiconque ne croit pas en elle, déclarait-il, mérite d’être excommunié comme destructeur de la patrie. » Il voyait dans son histoire la « démonstration très claire que Dieu a plus de providence, cure et sollicitude de la France, qu’il n’a de tous les États temporels ; » et il ajoutait,

  1. La Fontaine, Œuvres, édit. Regnier, IX, p. 233-236.