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où il a projeté quelque chose de sa propre enfance, et dont l’âme est double, à la fois d’Orient et d’Occident, connaît d’étranges minutes où, soudain, sa propre substance, son moi se dérobe, fond, et s’apparaît comme un rêve. Quelques-uns des premiers récits nous avaient donné jusqu’à l’angoisse, la sensation du non-être, du simple rien où s’abolit la dernière trace de ce qui fut beauté, jeunesse, passion, ivresse de la vie, de la vie qui ne conçoit pas vraiment qu’elle puisse n’être plus. On eût dit que sous d’impassibles apparences ce triomphant jeune homme prenait une joie sauvage à fouler, niveler le terrain où la Mort a détruit la maison de l’Amour. On pouvait parler de son nihilisme ; et sans doute, à cette époque, sous les suggestions de cette Inde où la forme humaine, fondant sur les bûchers, est un spectacle quotidien, il a dû parfois s’arrêter à l’idée du Nada final, du néant où se joue l’universelle illusion. Quelque chose de cette idée l’a toujours hanté. Evoquant plus tard les âges révolus, les civilisations, les royaumes successivement épanouis, évanouis, il a montré « les Cités, les Trônes, les Dominations surgissant aux yeux du Temps pour durer presque autant que les fleurs qui meurent chaque jour, — mais chaque jour de nouveaux boutons se gonflent, réjouissant de nouveaux humains[1]. » La jonquille de ce printemps ne sait rien de celle qui l’a précédée, et croit qu’elle vivra toujours. Chaque fois, au moment où elle va s’effacer dans la Mort, « l’ombre dit à l’ombre : Vois, notre œuvre persiste. »

Mais, si la jonquille passe, tant qu’elle dure, elle obéit, chacune de ses millions de cellules obéit à sa loi, que ni la fleur ni la cellule ne s’invente, ne choisit, ne discute, qu’il leur faut suivre parce que c’est la Loi, seule réalité qu’elles connaissent, — et parce qu’elles la suivent, leur vie, leur forme se réalisent dans l’ordre général. Ainsi peut-on se figurer, en continuant l’image de Kipling, l’accord des deux idées, celle qui nie et celle qui affirme. La principale, l’anglaise, qui pose l’impératif, et qu’il a répétée en tant de figures, apparaît dès le début : on la reconnaît, incarnée, agissante, dans les personnages anglais des premiers contes. Elle s’énonce formellement dans les poèmes des Sept Mers, où sonne si fortement le thème du devoir. Le Recessional la présente avec son antithèse, —

  1. Songs from Books. Dedîcation.