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menace : le péril immédiat de mort, pour imposer une telle réforme. En 1902, l’idée que lance Kipling ne peut lever, mais tout de même, c’est un germe, et ses rudes coups préparent le terrain.

De tous les écrivains anglais de son temps, lui seul pouvait oser un tel langage. Il y avait quelque part un poète lauréat, successeur officiel de Tennyson, mais le poète national, et reconnu pour tel depuis son poème religieux du Jubilé, c’était lui. Et il l’était, non seulement pour avoir conçu et traduit avec plus de force que tout autre l’idée de la race, de la patrie et de l’Empire, mais parce que nul n’avait si complètement incarné l’élémentaire et l’essentiel de l’âme anglaise. Tennyson en avait présenté certains traits, et son Ode sur la mort du duc de Wellington, célébrant, non la gloire du héros, mais sa fidélité muette au devoir, avait excité un courant d’émotion presque comparable à l’effet du Recessional. Mais son art, si littéraire et raffiné, si mêlé d’éléments classiques, celtiques, pouvait bien émouvoir la bourgeoisie, non pas le dessous profond et simple du pays. Au contraire, beaucoup de poèmes de Kipling ont touché jusqu’aux soldats et marins, jusqu’aux commis et boutiquiers, jusqu’aux settlers du Veldt et du Far West. Sans doute, tout, chez lui, ne procède pas du fond primitif. Beaucoup de ses inventions sont de la poésie réfléchie, quelques-unes compliquées, abstruses, et qui participent de la prose, parfois d’une obscure prose. Mais quand l’idée est spontanée, elle est claire et se produit dans un rythme inévitable et de force encore inconnue. Alors elle se propage loin, parce que d’essence, d’expression, de mouvement, elle s’accorde aux tendances les plus profondes et générales d’un immense public. Il faut voir de quelles énergies d’âme, de vision et de foi elle tire alors ses pouvoirs.


ANDRE CHEVRILLON.