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Quelle satire plus sanglante du peuple anglais endormi en ses habitudes et des préjugés séculaires, en son bien-être traditionnel et son illusion de sécurité, que le poème qui s’appelle les Vieillards ?[1]


Parce que nous avons un souffle dans notre bouche, parce que nous croyons qu’il est une pensée dans notre tête, — nous poserons que nous sommes vivants, alors qu’en réalité nous sommes morts… — Nous ne reconnaîtrons pas que de vieilles étoiles s’évanouissent, que des étoiles étrangères ont surgi, — qu’avec de nouveaux compas de nouveaux hommes s’aventurent sous de nouveaux cieux. — Nous ramasserons les cordes qui entravèrent notre jeunesse pour en lier les mains de nos enfants. — Nous demanderons à l’eau qui a passé sous les ponts de refluer en arrière pour arroser nos champs. — Nous attellerons des chevaux (les pâles, les propres chevaux de la mort), et, suivant les règles, nous labourerons les sables. — Nous nous coucherons sous le regard du soleil en disant qu’un falot nous manque pour éclairer notre chemin. — Nous nous lèverons à la fin de la journée, et nous bégayerons : « Voici qu’il fait jour ! » — Nous attendrons que la bataille soit gagnée pour pousser nos bidets dans la mêlée.


Quel sens ont failli prendre un jour ces derniers mots ! C’est ici, traduit dans le véhément langage du poète, plus menaçant et précis, l’avertissement que le futur George V, au retour de son voyage à travers l’Empire et de sa revue de ses peuples, donnera aux Anglais de l’Ile : Wake up England ! Kipling appartenait à l’Empire. Il avait toujours vu les Insulaires avec des yeux très différents des leurs. Il avait dit leurs vertus ; mais comme il savait leurs défauts, — qui sont ces mêmes vertus quand elles ne s’accordent pas aux nécessités ! — leur lenteur que l’on admire quand elle se manifeste en patience, leur asservissement à l’habitude, qu’on appelle aussi respect de la tradition, leur impuissance à s’adapter, — qui se confond à leur puissance à résister, leur suffisance, enfin, qui peut se traduire en insuffisance ; mais c’est leur certitude et leur fierté. Il s’agissait d’émouvoir cette Angleterre qui méprise l’émotion, d’ébranler « le peuple taureau, » de lui ouvrir de force les yeux, et, comme l’avait entrepris déjà plusieurs fois Kipling — il avait dit la difficulté de la tâche, mais il en savait l’art, — to make the Britisher sit up. Il s’agissait de lui enfoncer, à ce peuple,

  1. The Old Men (1902).