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qu’ils n’avaient rien prémédité, rien organisé systématiquement » parce qu’ils s’étaient répandus selon les modes naturels, par l’activité de l’individu, portant en soi, avec l’expérience, avec l’habitude et l’instinct de l’espèce, le principe de la ruche, que les Anglais tenaient une si grande place dans le monde[1].

Le sentiment de la famille est aussi de la nature, mais il a besoin d’être entretenu. Il n’est pas très actif en pays anglo-saxon, où l’on vit surtout dans l’immédiat et le pratique, où les plus proches se séparent si facilement pour essayer au loin leur fortune, et puis s’oublient. De type et de civilisation, ils demeurent anglais, mais le milieu nouveau les prend vite, et bientôt ce n’est plus Anglais, mais Australiens, Canadiens, qu’ils s’appellent. Trait singulier chez ces peuples, où le principe qu’on nomme aujourd’hui race se produit en caractères si évidents et si forts, l’idée de race, si active aujourd’hui dans le reste du monde, demeure faible, sauf quand un instinct vital l’impose, en présence de populations de couleur ou de civilisation trop différente. L’esprit anglais ne se laisse pas influencer par une notion abstraite, et ce n’est pas où il règne qu’on trouverait une autorité, une volonté d’Etat pour la propager.

Trois ans avant la guerre dont les coups devaient émouvoir et moralement grouper les nations anglaises, près de vingt ans avant la grande guerre, voilà le service que Kipling rend à toutes, en célébrant dans les Sept Mers le sang et les souvenirs communs : il prépare la volonté de réunion. En ces poèmes (la plupart antérieurs, mais qu’il réunit alors) a sonné pour la première fois le thème de l’Empire. Il ne faut pas se tromper sur la portée de ce mot : c’est parce qu’il prête à confusion qu’on a souvent tenté de le remplacer par celui de Commonwealth. L’Empire, c’est l’assemblée des peuples anglais ; l’Impérialisme, c’est la conscience de l’Empire. Signification morale, dira lord Milner[2]. Bien entendu, en Angleterre comme ailleurs, il y a toujours eu des hommes, des partis qui rêvaient de peindre toute la carte à la couleur nationale. Mais l’idée de Kipling est claire : il s’agit dans sa poésie d’un Empire

  1. « Nowhere is the distrust of what is termed « logic » se firmly rooted as in England : a course of conduct which stands out as sharply « logical » is in itself suspect…. J. A. Hobson, Imperialism, p. 221.
  2. « It is a mistake to think of Imperialism as principally concerned with extension of territory. With « painting the map red. » It is a question of preserving the unity of a great race. » Lord Milner, The Nation and the Empire.