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peuple, surgissait le patriotisme latent ! Alors sonnaient les Rule Britannia, les By Jingo ! les Hearts of Oak, et le Tow row wow du British Grenadier. Ces sursauts se faisaient de plus en plus rares : chaque fois, depuis 1854, tout s’était si vite arrangé ! Avec de telles éclipses du sentiment national, le danger, que Kipling a toujours vu, c’est que, devant un ennemi secret, attentif et rapide, l’instinct de défense s’éveille trop tard, et, le combat s’imposant soudain, se trouve désarmé.

Quant au patriotisme de l’Empire, en 1890, il n’en était pas question. On ne concevait même pas l’Empire. Et parce qu’on ne le concevait point, parce que personne ne l’avait voulu, prémédité, on peut dire qu’il n’y avait pas d’Empire, sauf dans l’Inde, où Disraeli, pour naturaliser le Souverain, et en accroître le prestige, avait inventé de proclamer la vieille Reine Kaisar i Hind, comme les Mogols. L’Empire indien existait, on ne parlait pas d’un Empire anglais. Non seulement le mot ne répondait à rien d’organique ou simplement d’organisé (et c’est encore le cas aujourd’hui), mais il ne signifiait aucune réalité morale, nul ensemble dont un lien spirituel assurât l’unité. Il y avait la Grande Bretagne et ses « possessions ; » il y avait de grands pays qu’on appelait toujours colonies (on a dit Dominions en 1907, pour supprimer toute idée de tutelle ou vasselage), — de fait non moins autonomes que la métropole. Entre ces peuples et la patrie mère, le lien sentimental était si faible que chacun semblait voué au même destin que les colonies d’Amérique : à la séparation. Fin logique, et que tout le monde avait prédite quand le Canada fut émancipé, au début du règne de Victoria. Et en effet, on avait déjà vu ce pays menacer de s’allier aux États-Unis ; l’Australie opposer à l’immigration des barrières qui, de fait, excluaient les ouvriers britanniques aussi bien que les Jaunes. Contre la concurrence industrielle de la métropole, les Dominions se protégeaient efficacement par des tarifs. Telles semblent, vers 1886, l’indifférence et l’indépendance de chacune, que M. Chamberlain pronostique à cette date que « si l’Angleterre se trouve jamais engagée dans une guerre, elles partiront à la dérive et finalement se détacheront pour toujours. » Et ces prophéties ne scandalisaient pas. Simplement, l’Angleterre avait essaimé. Chaque essaim s’était fait sa ruche, du même type que la ruche-mère, et qui, grandissant, vivait de plus en plus sa destinée propre. Et on le croyait, on le répétait : c’est parce