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singulier qu’un tel enseignement soit nécessaire et semble nouveau. On ne parle guère de patriotisme chez les Anglais ; l’école même n’en dit rien, peut-être parce qu’on prononce difficilement les grands mots, et que les mœurs, l’opinion découragent l’expression du sentiment. On en parle si peu qu’on a pu croire à de l’indifférence, et que Kipling, comparant ce mutisme aux chants, discours, ardentes et vibrantes formules qui traduisent tous les jours, aux États-Unis, la religion de la Patrie, la foi dans son idéal propre et ses destinées, Kipling, en 1889, accusait la plupart des bourgeois de l’Île « de ne voir dans la patrie qu’une abstraction ou bien une institution commode, quelque chose comme une coopérative pour se procurer des policemen et des pompiers… Quant à la populace, elle vous rirait au nez si vous lui parliez d’un devoir envers le pays[1]. »

Bien entendu, il exagérait. Mais il semble que chez les très vieux peuples, le sentiment individuel de l’attache au groupe a fini par s’intégrer dans l’être organique et profond ; il y est si bien descendu qu’il n’apparaît plus, qu’il s’ignore dans le quotidien de la vie. C’est dans les patries récentes qu’il aspire à s’affirmer et se propager, comme la religion d’un néophyte, et devient alors sujet d’enseignement et de lyrisme. C’est l’Italien, l’Allemand, l’Américain, le nouvel Américain surtout, qui s’exalte lyriquement de son patriotisme. Fixé dans son pays par mille ans d’histoire en milieu clos, passé presque à l’état d’espèce, l’Anglais se contente d’être Anglais. Plus il l’est fortement, et moins il y songe. Il y a vingt-cinq ans, dans sa quiétude accoutumée, le peuple qui s’est lui-même appelé Bull était encore John Bull, fort ignorant du monde extérieur, comme le taureau est le taureau et ne connaît que son propre univers. Il ne se comparait pas autrui, il ne connaissait, n’imaginait pas autrui, ce qui souvent désobligeait, passait pour dédain, égotisme, égoïsme, et n’était qu’insulaire ingénuité. À peine, en ces jours heureux, voyait-il sa personne à part au milieu des nations. Il fallait une résistance, un heurt, celui d’une volonté barrant à son habitude ou son simple appétit le chemin d’un pâturage, pour l’éveiller à la conscience de son être distinct. Mais devant une telle opposition, avec quelle force il se posait ! Avec quelle unanimité, en toutes les âmes de ce

  1. From Sea to Sea, XXXVI.