Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 56.djvu/887

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

père, respecté par toute l’Inde, bientôt la réputation que lui font ses vers, ses premiers contes, l’introduisent partout, et devant sa jeunesse, les chefs, civils, militaires, qui le sentent, par son origine et son éducation, de leur espèce, parlent sans peser leur mots. Il cause avec des gouverneurs, des vice-rois, avec un lord Roberts. Il prend une idée directe, concrète, des tâches de gouvernement, et de cette large expérience, acquise si jeune, et qui fait déjà la substance diverse et la profonde vérité de ses nouvelles, ce qui le frappe, et qu’il retiendra surtout, c’est qu’en chacun de ceux qui représentent l’Angleterre dans l’Inde, reparait, actif et prépondérant, le principe dont l’école anglaise l’a déjà pénétré : loyalisme aux tâches prescrites, don total et tacite de soi-même au devoir quotidien. La même leçon dont il avait appris la pratique à dix-sept ans, dans son bureau de Lahore, toute l’Inde anglaise la lui répète, et il le dira : « Quant à ma conception de « l’Impérialisme » (nous verrons quel sens il attache à ce mot), elle me fut donnée par des hommes qui souvent maudissaient leurs besognes, mais qui les menaient jusqu’au bout, sans secours, sans espoir de récompense, dans des circonstances hostiles. » C’est en propres termes ce que dit sa Chanson de l’École, de l’école qui veut former des hommes maîtres d’eux-mêmes et serviteurs de l’Empire. Toute la poésie de Kipling nous répétera cette forte religion du devoir. Bien plus que le culte de l’énergie, elle fait le fond si grave de son œuvre éblouissante.

Dès ces années-là, cette œuvre a commencé d’éblouir. Certains contes, publiés par ses deux journaux, et que réunissent en minces volumes les éditeurs d’Allahabad et de Bombay, sont parmi ses plus beaux. Sa puissance créatrice, la grandeur et la force de sa vision s’y attestent avec sa sûreté de trait, ses raccourcis, l’énergie de son noir et blanc, sa science des effets, sa connaissance immédiate et ses profondes intuitions de tant d’âmes, types, réalités. Déjà, à Londres, quelques personnes, bientôt un petit public averti suivent la rapide montée du nouvel astre. Mais, vers 1888, le poète ignore ses pouvoirs et ne s’est pas encore déployé. Dans ses Départemental Ditties (1886), écrits à ses moments perdus, et qui chantent surtout les histoires de la grande potinière anglo-indienne, celles qui courent les mess, les bureaux, les jardins de tennis, depuis le Maidàn et le Great Eastern de Calcutta jusqu’au Jokko de Simla, il n’a