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chantiers, grues géantes dans la brume, où le soleil malade s’empourpre, blanchit, s’éteint ou se ronge. Et puis la première pulsation du large, la côte anglaise qui se déroule, les troupeaux de steamers que l’on croise, la procession des phares : quelle première vision de la place de l’Angleterre dans les trafics du monde, et comme, un jour, il dira tout cela ! A l’avant d’un grand navire anglais, un jeune homme anglais, dont les narines se gonflent au souffle du large, se sent prendre possession de l’héritage de sa race. Bientôt le dernier éclair d’Ouessant, la grande houle qui s’établit, les eaux plus sombres et, chaque jour, chargées d’un bleu plus riche. Et un matin, le pâle et superbe éperon de Gibraltar, la puissance anglaise qui reparait sous les diagonales tricolores du drapeau : cuirassés, canons, forts, casemates qui partout terraquent la falaise. Route au Sud de l’Europe maintenant (à Malte, encore les canons britanniques), d’une porte à l’autre de cette Méditerranée dont l’Angleterre, en septembre 1882, tient déjà l’autre clef. Lent passage du canal : elle en contrôle l’entrée et la sortie ; — de la Mer-Rouge : elle en possède l’autre issue.

Et, de jour en jour, c’est la lumière oubliée qui revient, qui flamboie sur les eaux torpides, qui frémit sur l’ardente blancheur des sables. Et puis, au débouché, après Aden (pitons couleur de houille par-dessus la houille encore une fois retrouvée du Cardiff), l’entrée dans les immensités libres, des splendeurs plus vastes et plus claires, l’étendue comme élargie, réveillée au grand souffle de la mousson, des nuits prodigieuses, de saisissantes aurores, le soleil jaillissant tout droit, et, à peine envolé du bord enflammé des eaux, éblouissant et brûlant déjà. Enfin, un soir, une bande verte dans l’Est, et peu à peu des corbeilles de feuillage, des palmes, et, par-dessus, les coupoles, les rouges tours impériales. C’est la ville natale du poète qui revient se lever de l’Océan. Sans doute sent-il alors ce qu’il écrira dans son prélude aux Sept-Mers : « Je ne suis pas d’une cité méprisable. »

Il vient de débarquer sous le crépuscule rouge ; l’odeur de l’Inde l’enveloppe, avec la chaleur d’étuve, le glissement, pieds nus, de la foule multicolore. Soudain quel sentiment du déjà vu ! C’est comme un rêve très lointain qui se reforme. Brusque, étrange et tout-puissant afflux ! Une vie antérieure remonte en nous, un autre nous-même renaît et nous envahit. Souvenirs