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depuis les grands poèmes populaires de Kipling. Cela s’appelait Ave Imperatrix. A quarante ans bientôt de distance, c’est la conviction de l’auteur que, sous les influences spéciales de Westward Ho, là fut décidée la direction générale de son œuvre.

Son œuvre, la pressent-il déjà ? Simplement il écrit, il écrit pour lui, il écrit beaucoup : des monceaux de manuscrits. Ses maitres, eux, entrevoient les présages. Il est clair qu’il n’est pas comme les autres ; le monde de la « représentation » est prépondérant en lui. Qu’il est durèrent, on se garde bien de le lui dire : pour un Anglais, ce serait un mauvais compliment, et l’éducation nationale tend plutôt à supprimer les différences, (« d’un seul type sommes-nous ! ») Mais tel est ici le don qui se révèle que le Principal ne peut s’empêcher, sans en avoir l’air, sans rien en dire, de s’y intéresser. Sous prétexte que le jeune rédacteur a besoin de temps, de calme pour le Journal de l’École, par une exception inouïe quand le médecin n’intervient pas, il le dispense de certains « jeux obligatoires, » et lui ouvre sa bibliothèque particulière.

Là le jeune Kipling a lu librement, profondément, à la soif de son esprit, et non seulement les maitres de sa langue, surtout ceux de la magnifique Renaissance anglaise, mais les Français (il va tout droit aux plus puissants, qui l’enivrent : Rabelais, Balzac, Hugo), et même les grands Russes. Car il s’est mis de bonne heure au russe, poussé sans doute par son patriotisme anglo-indien, par la vieille idée que l’ennemi de l’Inde anglaise, c’est le Moscovite. Il compte étudier, surveiller l’ennemi.


A seize ans et demi, fini le temps d’école, et on lui donne le choix : passer par Oxford ou Cambridge, s’acheminer par la voie traditionnelle vers une grande carrière anglaise, ou bien rentrer dans l’Inde, quittée il y a dix ans. Il choisit l’Inde, et il choisit sa destinée. Parce qu’il y est revenu vivre de si bonne heure, il est devenu le Kipling que nous connaissons. A partir de ce choix, tout conspire à préciser, fortifier la tendance que l’école de Westward Ho a éveillée en lui.

Et d’abord le voyage, en septembre 1882, à l’âge où l’âme neuve aspire à tout sentir et s’imprégner de tout. Sortie par la sombre Tamise, entre les paquets et chapelets de grands vapeurs venus de toutes les parties du globe, entre les files spectrales de silhouettes industrielles ; wharves, usines,