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apprend, en même temps que la fidélité aux tâches quotidiennes, à se subordonner. De cet ordre d’idées, que tout suggère en ces établissements, l’influence commence à pénétrer Kipling à l’âge où la sève de la pensée se prépare. Elles se mêleront à ses idées, à sa substance spirituelle, à tout ce qui se projettera de lui-même en ses créations. Là est l’origine de l’éthique, on peut dire de la foi, qui fera le fond de sa poésie.

De cette école, si bien adaptée aux besoins, instincts de l’adolescence, et qui pourtant la dresse si fortement aux disciplines viriles et aux formes anglaises, le poète a gardé un heureux et profond souvenir. Il en a conté longuement les jeux, les travaux, les coutumes, la joie, la folie, le sérieux dans un de ses romans. Il en a résumé l’âme dans une chanson, — la Chanson de l’École, — dédiée à ses anciens maîtres :


Louons donc ces fameux hommes, — hommes d’un aspect modeste ! — Gloire à l’œuvre qui persiste, — à leur œuvre qui persiste, — large et profonde persiste, — par-delà leur ambition !

Libres vents et libre houle — nous ont volés à nos mères — et jetés sur une plage — (dix maisons nues sur la plage — sept années sur une plage) — au milieu de deux cents frères.

En ce lieu, ces fameux hommes, — chargés de nous gouverner, — nous frappaient avec des verges, — à coups fidèles de verges, — tous les jours avec des verges, — pour l’amour qu’ils nous portaient.

Tout degré de latitude — qui se tend autour du globe — voit l’un ou l’autre de nous — (d’un seul type sommes-nous ! ) — vigilant à son travail, — ardent à sa vocation.

C’est que tous ces fameux hommes, — sans nous dire à quelle fin, — nous montraient en nos besognes : — qu’il faut finir sa besogne, — sa quotidienne besogne, — que nulle excuse ne vaut.

Nos maîtres en nos frontières — démontraient que c’est le mieux, — le plus sûr, simple, le mieux, — le plus opportun, le mieux, — d’obéir exactement, — quand on a reçu ses ordres.

Aujourd’hui certains des nôtres, — sous de lointaines étoiles, — portent le plus lourd fardeau, — servant là où ils commandent — (s’il ne sert, nul ne commande) — servant ceux-là qu’ils commandent, — sans espoir et sans désir — d’éloge ou de récompense.

C’est ce que ces fameux hommes — autrefois nous ont appris, — sans nous révéler pourquoi. — Mais au courant des années, — des solitaires années, — quand eurent fui les années, — nous l’avons bien mieux compris[1]. »

  1. Nous n’avons pu toujours traduire la lettre de ce fragment, les répétitions concertées nous obligeant à garder quelque chose du rythme.
    Il est clair que l’École anglaise, telle qu’elle apparaît dans ce poème et dans le roman de Kipling, Stalky and Co, se rattache à tout un système social spontanément développé au cours de l’Histoire, et où certaines idées dominent à l’exclusion des autres. Une civilisation, comme une forme organique, comme une œuvre d’art, est un parti pris. L’École anglaise ne saurait donc se comparer à l’École française, qui fait partie d’un autre système. Quelque chose de la différence de principe des deux cultures peut apparaître au cours de cette étude.