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circulait ; et nous pouvons nous rendre compte aujourd’hui de la force qu’il y avait dans l’âme de nos arrière-grand’mères, lorsqu’elles se laissaient ravir par la musique lamartinienne et « marchaient sur les nuages à la suite du chantre d’Elvire. » L’anémie était dans la poésie impériale que celle-ci déclassait. Il n’y avait que des natures robustes et riches qui pouvaient recevoir et produire de tels flots de sentiments. Il n’était pas à la portée d’une âme médiocre, indigente et mesquine, du se sentir remuée dans les profondeurs de la vie intérieure, arrachée de la terre et enlevée dans un monde idéal. Ces générations-là, qui roucoulaient sur les lacs, envoyaient leurs soupirs à la lune, ou faisaient leurs adieux à la vie en chassant du pied les feuilles mortes dans un bois solitaire, étaient pareilles au poète, qui, à dix-huit ans, se croyait phtisique, et mourut presque octogénaire, après avoir écrit cent volumes et fait une révolution. Elles ne se jutaient dans la douleur et dans la désespérance, que parce qu’elles y imaginaient des modes de vie plus intenses et plus rares.


Les premiers lecteurs des Méditations n’y avaient cherché qu’eux-mêmes. Ils avaient demandé au poète de donner une voix à leurs aspirations, à leurs rêves, à leurs douleurs. Souvent il les avait révélés à eux-mêmes ; ils avaient pris conscience de leur vie intérieure en regardant celle qui s’était extériorisée dans cette poésie. C’était la bonne et naturelle façon égoïste de lire les poètes. On lit pour soi ; on rapporte à soi ce qu’on lit. D’ailleurs Lamartine avait bien voulu qu’il en fût ainsi. Il n’avait pas prétendu se raconter, ni se peindre, ni écrire des mémoires, ni des confessions, pas même des confidences.

D’abord, le poète n’a fait sa poésie que de certains moments choisis de son existence. Il ne se sent pas toujours « en état de poésie, » comme dit M. Strowski ; il ne croit pas que tout se versifie, et il attend, pour faire un poème, d’avoir, non pas une matière, mais une inspiration. Ainsi qui voudrait le chercher tout entier dans ses vers ne l’y trouverait pas. La plupart des événements et des pensées dont fut tissée la vie du jeune Alphonse de Lamartine, entre 1816 et 1820, sont restés en dehors des Méditations. Il n’a pas éprouvé le besoin d’y mettre ses travaux et ses ambitions littéraires, ni ses besoins d’argent,